Ces derniers mois, responsables et parlementaires américains ont suivi de près les pérégrinations d’un navire battant pavillon russe, parti de l’extrême est du pays pour rallier la mer Baltique en contournant l’Afrique.

Long de près de 150 mètres, l’Akademik Cherskiy est un navire poseur de canalisations. Propriété de Gazprom, il est le seul navire russe à pouvoir terminer un projet à 11 milliards de dollars : Nord Stream 2, conçu pour transporter du gaz naturel de la Russie vers l’Allemagne en passant sous la mer Baltique. Mais les travaux sont à l’arrêt depuis un an en raison de la menace de sanctions américaines.

 

Pendant que l’Akademik Cherskiy faisait la navette entre un port près de Kaliningrad, en Russie, et Mukran, la base allemande où le pipeline est assemblé, ces derniers mois, les responsables américains ont préparé de nouvelles sanctions et, en novembre, les parlementaires se sont entendu sur des mesures destinées à gêner le travail du navire et enterrer le projet gazier.

Si elles entrent en vigueur, elles sonneront probablement le glas d’un projet soutenu par le Kremlin et qui, selon Washington, renforcera l’influence russe en Europe. Et marqueront la victoire de certains responsables ukrainiens qui, convaincus que le gazoduc est une menace pour leur pays, œuvrent en coulisses pour que les Etats-Unis l’anéantissent.

Depuis quatre ans, ces Ukrainiens (un dirigeant de société énergétique et un responsable de la sécurité nationale) tentent de persuader une administration Trump et des parlementaires qui, selon eux, se sont parfois montrés indifférents. La procédure de destitution de Donald Trump, lancée parce que le Président sortant avait demandé à l’Ukraine d’appuyer une enquête sur le futur candidat démocrate Joe Biden, a également entravé leurs efforts.

Mais le lobbying ukrainien et le soutien du sénateur républicain Ted Cruz (et d’autres parlementaires peu favorables à Moscou) ont finalement permis la préparation des sanctions qui ont mis le chantier de Nord Stream 2 à l’arrêt il y a un an, à 160 kilomètres du but. Les Ukrainiens estiment désormais que la victoire est à portée de main.

Les nouvelles sanctions seront « le dernier clou du cercueil de ce projet », affirme Vadym Glamazdin, chargé des relations avec le gouvernement de Naftogaz, la compagnie pétrolière et gazière nationale ukrainienne. « Quand ces sanctions seront votées et appliquées, il sera quasiment impossible de construire le gazoduc. »

D’ici là, chaque partie essaie de dépasser l’autre. Pour finir le gazoduc, l’Akademik Cherskiy doit être réaménagé pour pouvoir transporter des tuyaux de diamètre plus important.

Les nouvelles sanctions, qui s’inscrivent dans le cadre du budget de la défense et entreraient en vigueur en fin d’année, ciblent les entreprises qui réalisent ces modifications ainsi que celles qui assurent, testent, inspectent et certifient le pipeline.

L’administration Biden pourrait se montrer plus conciliante. Mais parce que les sanctions sont soutenues par des membres des deux bords politiques, il faudra un large consensus pour les jeter aux oubliettes.

Gazprom, le monopole gazier russe qui détient l’Akademik Cherskiy, n’a pas répondu aux demandes de commentaire. En début d’année, son directeur général, Alexei Miller, avait déclaré à la télévision russe qu’il ne voyait aucun obstacle technologique à l’achèvement du projet.

L’an passé, Alexander Novak, alors ministre de l’Energie, avait déclaré à l’agence de presse TASS que la Russie allait terminer le gazoduc « sur ses propres fonds ». Plus récemment, il a qualifié de protectionnistes les sanctions contre Nord Stream 2.

Un porte-parole de Nord Stream 2 AG, la société de capitaux russes et de droit suisse qui construit le gazoduc, a déclaré que les menaces de sanctions « pénalisaient un grand nombre de sous-traitants et d’investisseurs occidentaux ». Selon lui, ces entreprises et Nord Stream 2 « sont convaincues qu’il est dans l’intérêt de la sécurité énergétique de l’Europe de mettre le gazoduc en service le plus vite possible ».

Samedi, un porte-parole de Nord Stream 2 AG a déclaré à la radio allemande NDR que la construction allait reprendre début décembre avec un tronçon d’environ 2,5 km dans les eaux allemandes.

Depuis le premier train de sanctions que les Ukrainiens ont convaincu le Congrès de préparer en décembre dernier, le projet a eu du mal à redémarrer.

En novembre, la société norvégienne DNV a suspendu le suivi des équipements de tests et de préparation embarqués sur les bateaux qui installent le pipeline en raison du risque de sanction, selon son porte-parole.

Construit en parallèle de Nord Stream, le gazoduc installé il y a dix ans, le nouveau pipeline permettrait à la Russie de se passer d’un réseau ukrainien de transit de gaz qui coûte actuellement trois milliards de dollars par an à Gazprom. Kiev n’a aucune intention de renoncer au dispositif et aux recettes qu’il rapporte, et encore moins depuis l’annexion de la Crimée par la Russie, qui avait soutenu la rébellion dans l’est de l’Ukraine en 2014.

En 2016, lorsque Gazprom s’est mis à plancher sur Nord Stream 2, Vadym Glamazdin et Oleksandr Kharchenko, un ami de longue date qui travaillait au conseil ukrainien de défense et de sécurité nationale, ont décidé de tout faire pour l’en empêcher. Ils affirment avoir écrit à Rex Tillerson, alors secrétaire d’Etat, et Steven Mnuchin, secrétaire au Trésor, mais aucun des deux n’a répondu.

Un contact de Vadym Glamazdin à Washington l’a présenté à Daniel Vajdich, un lobbyiste qui avait travaillé à la commission des affaires étrangères du Sénat. C’est lui qui a proposé un changement de cap.

Daniel Vajdich raconte que, quand il était au Sénat, il a participé à la rédaction des sanctions prises contre la Russie en réaction aux événements de 2014. Ces sanctions ont forcé Exxon à mettre fin à son partenariat avec Rosneft, privant la société pétrolière russe d’une technologie majeure et mettant un coup d’arrêt au projet.

« C’est cette même démarche que nous avons appliquée pour Nord Stream 2, a déclaré Daniel Vajdich. On s’est demandé de quoi les Russes avaient besoin. »

Vadym Glamazdin et Oleksandr Kharchenko se sont rapprochés de think tanks ukrainiens pour étudier les points faibles de Nord Stream 2. A l’été 2018, l’un des chercheurs a fait une découverte : sur un forum en ligne consacré à l’énergie, un expert russe du secteur indiquait que ni l’Etat russe ni aucune entreprise russe ne possédait de navire capable d’installer des canalisations de la taille nécessaire pour Nord Stream 2.

« C’était le moment qu’on attendait », se souvient Oleksandr Kharchenko.

Par ailleurs, le Danemark interdit aux bateaux de s’ancrer dans certaines zones de la Baltique en raison des bombes de la Deuxième Guerre mondiale qui constellent toujours les fonds marins et exige des navires qu’ils possèdent des systèmes de positionnement dynamique.

Gazprom avait donc fait appel à la société suisse Allseas Group, dont le navire Pioneering Spirit était capable d’installer les éléments du gazoduc sans ancrage.

Vadym Glamazdin et ses partenaires ont alors décidé « de cibler les navires poseurs de canalisations ».

Au sein de l’administration Trump, certains responsables militaient pour la suppression de l’exemption de sanctions dont bénéficiait Nord Stream 2, ont raconté plusieurs anciens hauts fonctionnaires.

Steven Mnuchin, dont les services sont chargés de l’application des sanctions prononcées en 2017 contre l’Iran, la Corée du Nord et la Russie, y était opposé, selon ces sources. « Il a été un frein à chaque étape clé », soupire l’une d’elles.

Le porte-parole du département du Trésor n’a pas souhaité commenter.

En décembre 2018, Steven Mnuchin s’est opposé aux sanctions lors d’une discussion à bord d’Air Force One avec Donald Trump, a raconté l’une des sources. Il a réitéré son point de vue en septembre 2019 après que le Président polonais, Andrzej Duda, a exhorté Donald Trump à prendre des sanctions contre le gazoduc lors d’une réunion à New York, toujours selon cette personne.

« Je n’ai pas participé à une conversation pendant laquelle le Président ne s’est pas montré favorable à des sanctions contre Nord Stream 2 », a déclaré un responsable de la Maison-Blanche.

Lors de plusieurs réunions, Donald Trump a critiqué l’attitude de la chancelière allemande Angela Merkel vis-à-vis du projet. Il a évoqué la possibilité de sanctions pour pousser Berlin à augmenter sa contribution au budget de l’OTAN, selon les anciens fonctionnaires.

Après l’empoisonnement de l’opposant Alexei Navalny en août, des voix se sont élevées en Allemagne pour demander des sanctions contre Moscou et Angela Merkel n’avait pas exclu de viser le pipeline. Depuis, la situation s’est apaisée. Pour Berlin, le gazoduc renforcerait la sécurité énergétique de l’Europe.

Au sein de l’administration Trump, certains doutent de l’efficacité des sanctions contre le dispositif et craignent qu’elles ne polarisent les alliés européens des Etats-Unis, ont précisé les hauts fonctionnaires.

« On n’arrête pas de changer d’orientation, s’agace l’un d’eux. On n’a pas la capacité de faire quoi que ce soit de cohérent. »

Les Ukrainiens en ont conclu qu’il fallait mettre le Congrès de leur côté. Daniel Vajdich, qui avait conseillé Ted Cruz pendant la campagne présidentielle de 2016, savait que le sénateur texan était un opposant farouche à la Russie. Il est donc allé le voir, puis Ted Cruz a convaincu Jeanne Shaheen, sénatrice démocrate du New Hampshire qui est aussi très critique vis-à-vis du Kremlin, de porter le projet de sanctions contre Nord Stream 2.

Fin janvier 2019, un ingénieur allemand travaillant sur le gazoduc a affirmé que le projet serait terminé avant la fin de l’année. Ted Cruz, Jeanne Shaheen et leurs équipes ont préparé un projet de loi visant les entreprises qui contribuaient à la construction de Nord Stream 2, à commencer par Allseas.

Des versions différentes ont été validées par les commissions des deux chambres, puis le processus s’est grippé. Mitch McConnell, patron de la majorité républicaine au Sénat, et Steny Hoyer, chef de la majorité démocrate à la Chambre des représentants, pensaient en effet que les deux entités ne parviendraient jamais à se mettre d’accord sur le même texte, ont rapporté des assistants parlementaires.

En septembre 2019, la Chambre des représentants a lancé une procédure de destitution contre Donald Trump : d’un coup, tous les sujets liés à l’Ukraine sont devenus politiques et les sanctions contre Nord Stream 2 risquaient d’être « prises dans le bourbier de l’impeachment », selon les mots de Ted Cruz.

En octobre, le Pioneering Spirit d’Allseas a transporté le matériel du gazoduc dans les eaux danoises. « Nous n’avions plus de temps devant nous », résume Ted Cruz.

Pour réussir, l’une des options était la Nationale Defense Authorization Act (NDAA), la loi qui définit chaque année le budget de la défense et sert également de solution de dernière minute aux mesures qui n’ont pas pu être casées ailleurs.

Ted Cruz et Jeanne Shaheen ont donc tenté d’y faire passer les sanctions contre Nord Stream 2. Vadym Glamazdin et Oleksandr Kharchenko sont revenus à Washington pour tenter de rallier des parlementaires à leur cause, soulignant ce qu’ils considéraient comme des liens entre l’achèvement du gazoduc et la capacité de Moscou à faire dégénérer le conflit en Ukraine.

« Si nous perdons ce bouclier, on ne pourra plus résister, a déclaré Vadym Glamazdin à des parlementaires. Et personne ne viendra se battre pour nous. Ni l’Otan ni les Etats-Unis, personne. »

Une commission s’y est opposée, selon les assistants parlementaires, mais l’autre l’a approuvé, ce qui a permis aux sanctions d’être incluses dans la NDAA, qui a été signée par Donald Trump le 20 décembre. Dans l’heure, Allseas annonçait son retrait du projet Nord Stream 2 et le Pioneering Spirit rebroussait chemin.

Après « une petite journée de joie », Vadym Glamazdin et Oleksandr Kharchenko se sont demandé comment Moscou allait faire pour terminer le projet. C’est à ce moment-là qu’ils ont vu l’Akademik Cherskiy quitter le port de Nakhodka, dans l’Extrême-Orient russe, pour l’Europe.

Le Congrès a approuvé les nouvelles sanctions en novembre ; elles seront intégrées à la prochaine NDAA. La loi de finances doit être votée avant la fin de la session parlementaire en cours.

« Un gazoduc fini à 95 %, c’est un gazoduc fini à 0 %, a déclaré Ted Cruz. Pour le moment, c’est un bout de métal au fond de l'océan.