un coeur intelligent
On connaissait le philosophe et
le polémiste. On avait fini par oublier qu'Alain Finkielkraut était aussi agrégé de lettres modernes.
Dans Un coeur intelligent, il nous donne sa lecture de neuf romans.
http://www.editions-stock.fr/livre/stock-331719-Un-coeur-intelligent-hachette.html
Les histoires font partie de notre vie, remarque Alain Finkielkraut.
Dès l'enfance, nous ne cessons de consommer et de produire des fictions stéréotypées.
"Nous ne nous lassons pas de réduire les problèmes, les dilemmes et les casse-tête de l'existence à des scènes éblouissantes où le Bien affronte le Mal en combat
singulier", note-t-il.
Cet activisme romanesque n'est pas le roman.
C'est même le contraire de la vraie littérature : celle-ci soustrait le monde réel à des lectures sommaires et nous apprend à remplacer le manichéisme par la nuance.
Le roman est "la fable qui ne joue pas le jeu".
CAMUS dans "
le premier homme " :
Le père du personnage principal, Lucien Camus (alias Cormery) refuse d'admettre que la résistance autorise tous les moyens.
"Un homme, ça s'empêche !", s'exclame-t-il.
En d'autres termes, tout n'est pas permis à l'opprimé.
L'homme qui se révolte doit être aussi "un homme qui se résiste".
Le chapitre conclusif, notamment, est trop court :
le professeur Finkielkraut nous prive de la synthèse magistrale qu'il aurait pu faire sur le caractère irremplaçable de la littérature.
Allons-nous vers une société post-littéraire, comme il le suggère en passant ?
Qu'entend-il exactement par "un monde peuplé d'Emma Bovary sans Flaubert, d'enfants de Don Quichotte sans Cervantès et de moulins à vent allègrement confondus avec la Bête immonde"
?
En tout cas, c'est trop bien dit pour ne pas être cité.
Et l'on s'en voudrait d'oublier sa phrase finale, quoique un peu énigmatique :
"Etre homme, c'est confier la mise en forme de son destin à la littérature.
Toute la question est de savoir laquelle."
http://www.lemonde.fr/livres/article/2009/08/27/un-coeur-intelligent-le-roman-contre-la-fable_1232371_3260.html
Extrait:
"Le roi Salomon suppliait l'Eternel de lui accorder un coeur intelligent. Au sortir d'un siècle ravagé par les méfaits conjoints des bureaucrates, c'est-à-dire d'une intelligence purement fonctionnelle, et des possédés, c'est-à-dire d'une sentimentalité sommaire, binaire, abstraite, souverainement indifférente à la singularité et à la précarité des destins individuels, cette prière pour être doué de perspicacité affective a, comme l'affirmait déjà Hannah Arendt, gardé toute sa valeur.
Dieu cependant se tait. (...) Il ne sort pas de son quant-à-soi, Il n'intervient pas dans nos affaires. Il nous abandonne à nous-mêmes. (...) Ce n'est ni directement à Lui, ni à l'Histoire, cet avatar moderne de la théodicée, que nous pouvons adresser notre requête avec quelque chance de succès, c'est à la littérature. Cette médiation n'est pas une garantie : sans elle toutefois, la grâce d'un coeur intelligent nous serait à jamais inaccessible. Et nous connaîtrions peut-être les lois de la vie, mais non sa jurisprudence."
http://alapetite.canalblog.com/archives/2009/08/27/14861180.html
< J'ai découvert
"un coeur intelligent", expression biblique, en lisant Hannah Arendt.
Le roi Salomon, rappelle Arendt, adjure l'Eternel de lui accorder un «coeur intelligent», c'est-à-dire un coeur sagace et perspicace.
Dieu garde le silence, mais, pour nous doter peut-être (il faut rester modeste) d'un coeur intelligent, nous avons la littérature.
En elle, l'affect et le concept sont
perpétuellement enchevêtrés.
Comme la philosophie, la littérature nous parle de l'Homme, mais c'est aux hommes qu'elle a affaire et non à
l'Homme directement.
Elle éclaire l'Histoire, la vie, le monde, sans jamais sacrifier les individus sur l'autel de la connaissance...
Je récuse (avec un certain nombre de philosophes, d'ailleurs) le partage communément admis qui voudrait que la philosophie pense et que la littérature raconte.
La philosophie n'a pas le monopole de la pensée.
La littérature pense aussi, mais cette pensée possède quelque chose de miraculeusement affectif...
«Aucune philosophie, aucune analyse, aucun aphorisme, quelque profonds soient-ils, ne peuvent se comparer en plénitude et en intensité à une histoire bien racontée», écrit ainsi Hannah
Arendt.
Si l'on me demandait de décrire ma bibliothèque idéale, je citerais les neuf textes dont traite "un coeur intelligent", mais j'ajouterais d'autres romans comme L'homme sans qualités, A la
recherche du temps perdu, Madame Bovary, ou encore Cent ans de solitude, j'ajouterais des poètes et bien sûr des philosophes (Lévinas, Jonas, Arendt, Heidegger...).
Il y a les livres que l'on a lus une fois pour toutes et ceux auxquels on revient inlassablement.
Ce sont ces livres jamais refermés qui constituent la bibliothèque idéale...
Je crois que l'intelligence laissée à elle-même est un des vertiges de la modernité:
le vertige du fonctionnalisme de la raison instrumentale et, pour le dire de manière plus abrupte, de la bureaucratie.
Quant au coeur, libéré de toute astreinte, c'est, au mieux, le kitsch (on vient de le voir se déployer au moment de la mort de Michael Jackson) et, au pire,
l'idéologie.
L'idéologie au sens d'une division du monde en deux camps, une sorte de réduction du phénomène humain au mélodrame.
Je crois que l'expérience totalitaire nous impose de relier le coeur et l'intelligence car leur disjonction est
dévastatrice...
Le roman pratique et met en scène l'opposition entre l'imagination et le fantasme.
La langue anglaise possède deux mots pour l'imagination: fancy et imagination.
Le fantasme, c'est la littérature spontanée en chacun de nous.
Nous fantasmons tout le temps.
Il y a les fantasmes individuels, les fantasmes collectifs, et, pour faire appel de ces fantasmes, il y a l'imagination.
La littérature est du côté de l'imagination.
Le fantasme, nous dit Freud, est la réalisation d'un désir: dans le fantasme, je suis le héros, je suis au centre.
L'imagination est, au contraire, cette forme de pensée qui me permettra de sortir de moi-même, de m'identifier à d'autres points de vue que les miens.
Et le coeur intelligent, c'est cela: la mise en déroute du fantasme par l'imagination...
Qu'est-ce que la grande littérature sinon un débat perpétuel avec la mauvaise, une interrogation angoissée sur les ravages de la bêtise romanesque?
La littérature nous raconte des histoires pour que nous cessions de nous raconter des histoires.
Don Quichotte, Madame Bovary, mais aussi La tache de Philip Roth... Ce dernier roman est une réflexion extraordinairement puissante sur les méfaits de ce que Roth appelle le «everyone knows», ou,
pour le dire en termes heideggeriens, de la dictature du «on»: on dit, on pense, on raconte.
Kundera écrit que le roman déchire le rideau de préinterprétations suspendu devant le monde.
Mais ce rideau est lui-même tissé de romans innombrables, d'où l'importance cruciale de la valeur, du jugement de goût. Toute la question est de savoir à quelle littérature nous voulons
confier notre destin: celle qui découvre l'existence ou celle qui la recouvre de ses stéréotypes excitants...
Les théories structuralistes et poststructuralistes ont voulu émanciper la réflexion sur la littérature du problème de la valeur.
Confronté pendant mes études littéraires à ce relativisme, à cette neutralité militante, j'ai pris la fuite, au sortir de l'université, en faisant de la philosophie.
Pour revenir à la littérature, il m'a fallu renouer avec le jugement.
J'ai pu le faire grâce à l'oeuvre de Milan Kundera.
La parution de L'art du roman a été un moment capital: tout d'un coup, la notion de grand écrivain reprenait sens.
Kundera nous montrait que la définition du philosophe donnée par Péguy, «c'est un homme qui a découvert quelque aspect nouveau, quelque réalité nouvelle de la réalité éternelle», s'appliquait
également au romancier.
La valeur est liée à la connaissance.
Muni de ce critère, on peut, on doit hiérarchiser les oeuvres littéraires, comme on sait, en philosophie, faire la différence entre Kant et Jean-François Kahn!..
Le style est partie prenante de l'exploration des ambiguïtés et des mystères de l'existence.
Le style n'est nullement un enjolivement, mais une qualité de la vision.
Pensons à Proust.
Pensons à Flaubert, qui a voulu appliquer à la prose les critères de la poésie.
D'où sa souffrance et son héroïsme.
Flaubert possédait une grande facilité d'écriture (sa correspondance en fait foi), mais il a voulu aller au-delà de ce talent naturel dans Madame Bovary.
En vertu de quel principe?
Il dit, en substance, que la phrase juste doit être aussi la phrase harmonieuse.
Flaubert croit à l'existence d'un lien entre beauté et vérité.
Après lui, toute grande littérature repose sur cet étrange postulat...
Je dirais, avec Thomas Pavel, qu'un héros c'est un homme saisi dans sa difficulté d'habiter le monde.
En fait, nous voudrions tous être le comte de Monte-Cristo, le grand redresseur de torts, celui qui assouvit jusqu'au bout, jusqu'à la cruauté, sa juste vengeance.
Le roman nous déboute de ce fantasme glorieux.
A nous qui rêvons de plier le monde à notre volonté, il rappelle la résistance du monde. En un mot, il nous «dénapoléonise».
La philosophie regarde, la littérature hume et touche.
"Le premier homme" d'Albert
Camus est le grand roman des sensations:
c'est un roman odorant, tactile, qui destitue le privilège de la vue, du regard, de la theoria.
Cela dit, je n'irais jamais jusqu'à défier ou mépriser le concept.
J'ai été formé à l'intelligence conceptuelle (peut-être un peu trop d'ailleurs), mais je pense à la magnifique définition de la littérature que donne Renaud Camus, et dont toute son oeuvre
témoigne:
la littérature, c'est le reste dans les opérations comptables du réel.
J'ai découvert la littérature en lisant, à quinze ans, Les carnets du sous-sol de Dostoïevski.
Ce fut une sorte de
déflagration.
Soudain se dévoilait à moi l'enfer de la méchanceté. Dostoïevski raconte l'histoire d'un homme qui a l'occasion d'échapper à sa propre méchanceté et qui est incapable de la saisir.
Je me suis alors mis en tête d'écrire une adaptation théâtrale de ce livre haletant.
Mais je ne réussissais, dans mes solitaires après-midi dominicales, qu'à recopier le texte! Je ne décollais pas.
J'ai pris alors conscience que je ne serais jamais ni dramaturge ni romancier.
Mais au moins avais-je la chance d'être un lecteur.
En ce temps déjà lointain, les images à jet continu et la communication instantanée n'avaient pas encore pris possession des âmes adolescentes.
Et je n'ai pas cessé d'être un lecteur de romans, que ce soit dans mes «périodes de combat», comme vous dites, pendant la préparation de mes cours ou dans mes moments d'écriture.
Depuis Le Juif imaginaire et La sagesse de l'amour, la littérature a toujours nourri mon travail...
" Un coeur intelligent" a
son origine dans une conférence que j'ai donnée en 1994!
On m'avait demandé de parler du livre de ma vie.
J'ai choisi de parier sur un livre que je n'avais pas encore lu et dont j'espérais tomber sous le charme: j'ai fait confiance à mes amis et j'ai découvert Lord Jim de Conrad.
A l'issue de cette conférence, je me suis dit qu'il fallait continuer, la retravailler et lui ajouter d'autres lectures.
Mais il m'a fallu près de quinze ans pour donner forme à ce projet!
J'étais perplexe, j'étais inhibé, j'errais dans le noir.
Sans doute parce que je n'avais pas vraiment de modèle.
Ensuite parce que, si les instruments de la théorie littéraire me semblent parfois très utiles, je voulais faire autre chose.
Je souhaitais intégrer l'histoire dans le commentaire.
Je tenais à ce que ceux qui n'ont pas lu les livres dont je parle puissent en quelque sorte les lire dans la lecture même que j'en proposais...
Je pense que le grand écrivain est celui qui se quitte.
Il y a des écrivains qui sont d'assez bons écrivains, peut-être, mais qui ne se quittent
jamais.
Se quitter, s'oublier: c'est peut-être la meilleure part de la littérature.
La littérature est un élargissement, à tous les sens du terme...
Une école qui a besoin pour réintégrer Madame de Lafayette de lui décerner, comme au rap, le label de la rébellion a oublié que sa mission première est de dépayser les élèves et de les
transporter hors d'eux-mêmes.
C'est cet émerveillement initiatique que décrit Pierre Michon dans son livre d'entretiens Le roi vient quand il veut.
Il a découvert la littérature à l'âge de neuf ans le jour où un instituteur a décidé de lire à sa classe le début de Salammbô:
«C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar...»
Aux enfants qui ne les comprenaient pas, ces mots et ces noms disaient la beauté du lointain.
Aujourd'hui l'école se méfie de l'étrangeté.
Elle n'a que le respect des différences à la bouche, mais elle ne pratique plus le dépaysement, elle le combat.
Elle rapatrie le passé dans le présent, l'autre dans le même.
Et la littérature risque d'être délaissée parce qu'elle est écrite dans une langue de plus en plus étrangère à celle qui se parle tous les jours.
La littérature tend à devenir une langue morte...
Il y aura toujours des romans d'amour, mais y aura-t-il encore des romans qui pensent l'amour, et surtout des lecteurs formés pour les accueillir?
Longtemps méfiante à l'égard du domaine des affaires humaines, la philosophie, à partir
de Hegel et de Marx, a fait de l'Histoire le lieu du déploiement et de l'accomplissement de la raison: son discours, tout à coup, est devenu une sorte de roman
La langue française a été modelée par la littérature, c'est l'une de ses caractéristiques les plus admirables et les
plus émouvantes.
Aujourd'hui, la langue de communication s'émancipe de cette écrasante tutelle, comme en témoigne la place de plus en plus réduite des citations littéraires dans les dictionnaires.
Je pense qu'il faut renouer ce lien...>>
http://www.lire.fr/entretien.asp/idC=53773/idR=201/idG=8
Alain Finkielkraut, extraits de l'interview à Lire, numéro de septembre 2009, à propos d' " Un coeur intelligent" d' Alain Finkielkraut aux éditions Stock, Flammarion, septembre 2009, 280 pages,