PLUS ENCORE
François de Closets :
En 1965, les téléspectateurs du journal télévisé découvrent ce petit bonhomme enthousiaste qui, mieux que personne, les éclaire sur les questions scientifiques. En 1978, notre professeur cathodique, né en 1933, innove et lance avec Emmanuel de La Taille le magazine économique L’Enjeu. François de Closets ne sera pas parvenu à réconcilier les Français avec l’économie - mission impossible - mais il aura beaucoup essayé... Après le petit écran, il enchaîne les succès éditoriaux, dont le mythique Toujours plus !, en 1982, où il dénonce - au Kärcher ! - sclérose, injustices et privilèges français.
Aujourd’hui, il remet ça avec Plus encore ! (Plon/Fayard), qui sort ce mercredi 17 mai, coup de rage contre le sort fait aux jeunes, contre ces patrons du CAC 40 qui, eux aussi, ont rejoint les rangs du "toujours plus"
Voilà presque vingt-cinq ans, en 1982, vous avez remporté un succès éditorial historique avec votre essai Toujours plus ! : 1,5 million d’exemplaires vendus. Que disiez-vous de si nouveau?
Des choses que tout le monde savait, mais dont on ne soufflait mot. Notamment que certains Français bénéficiaient de privilèges, non parce qu’ils étaient malheureux, utiles ou méritants, mais parce qu’ils disposaient d’un réel pouvoir de nuisance ! Je brisais donc deux tabous : d’une part, en dévoilant les avantages cachés de ces différents groupes sociaux - les professeurs, les notaires, les électriciens, etc. ; d’autre part, en montrant que la règle du jeu de notre justice sociale n’était que la rémunération d’une menace.
Les ouvriers étaient les grands perdants du système.
Oui, faute d’avoir les capacités d’organisation et de nuisance des autres groupes sociaux. L’exemple de la retraite est flagrant : en 1980, avec une espérance de vie de l’ordre de 67 ans, les ouvriers pouvaient espérer vivre en moyenne deux ans de retraite. L’instituteur ou le cheminot, eux, en avaient quinze ou vingt !
Vous visiez surtout les fonctionnaires...
Non, il y avait nombre d’autres corporations qui vivaient fort bien. D’un côté, toutes les professions « à statut » - les commissaires-priseurs, les administrateurs judiciaires, les notaires, les pharmaciens - qui profitaient à la fois de la sécurité et de revenus très élevés ; de l’autre, une grande masse, composée, il est vrai, essentiellement d’employés du secteur public, qui n’avaient pas des revenus élevés, mais qui bénéficiaient de la sécurité et de beaucoup d’autres avantages.
Le personnel d’ EDF peut appuyer sur le disjoncteur. Alors le gouvernement cède sur tout
Aujourd’hui, vous revoilà avec le remake de votre best-seller, intitulé cette fois Plus encore ! Est-ce à dire que les choses ne se sont pas arrangées?
Depuis vingt-cinq ans, la société du « toujours plus » a subi la déferlante du capitalisme mondialisé, synonyme de mouvements, d’inégalités, d’insécurité. Je me suis donc demandé si elle y avait résisté. Eh bien, la réponse est oui ! Ceux qui profitaient de situations protégées les ont même confortées ! Mais, plus grave, l’insécurité refusée par ces corporations a, du coup, rejailli avec deux fois plus de violence sur ceux qui n’étaient pas dans le système. C’est ainsi que la génération en place, celle qui a pris le pouvoir en 1970, s’y est accrochée et en a refusé l’entrée à la génération suivante. Si bien qu’aujourd’hui les perdants sont non plus uniquement les ouvriers, mais aussi les jeunes. Ces derniers subissent seuls les nécessités d’ajustement apportées par le grand vent du néolibéralisme et auxquelles tous les pays du monde se sont pliés. La France, elle, s’est épuisée à satisfaire la génération prédatrice des « sexas », que ce soit dans le secteur public ou dans le privé, qui a continué à réclamer toujours plus d’avantages en termes de durée du travail, de retraite, de sécurité de l’emploi, etc.
Les inégalités se seraient donc creusées plus entre les générations qu’entre les classes sociales. Vous parlez même de « prolétarisation » des jeunes.
C’est une évidence. Ce que l’on fait aux jeunes n’est pas supportable. Ces 160 000 Français qui quittent chaque année l’école sans formation et dont 40% sont confrontés au chômage, ou ceux qui sortent de l’université avec des diplômes n’ayant souvent pas plus de valeur que des assignats passeront des années (au moins cinq ou six) à trouver un emploi. Sans accès au crédit ni au logement. Et lorsque, finalement, ils se caseront, d’ici à 2010, eh bien ! on prélèvera sur leurs impôts l’équivalent des 50 à 60 milliards d’euros nécessaires à payer les intérêts des dettes contractées par leurs parents. Sans compter le taux de leurs cotisations sociales, qui augmentera chaque année d’un demi-point pour financer les retraites des mêmes...
Comment en est-on arrivé là?
Ce fut une lente dégradation. Souvenons-nous de la France de 1970, celle que notre génération a reçue en héritage. Elle avait alors l’économie la plus dynamique d’Europe. Herman Kahn, futurologue américain, prévoyait même qu’elle serait, en 1985, le pays le plus prospère du continent et que les Français seraient plus riches que les Américains ! On nous a donc offert le pays qui devait être le plus favorisé du monde. Et nous transmettons à nos enfants un pays ruiné. Alors que nous n’avons pas connu de guerre ! Il y a de quoi se taper la tête contre les murs, non? Et pourtant tout le monde a l’air de trouver ça normal !
La France n’est pas la seule à se porter mal.
C’est vrai, d’autres pays subissent de forts déficits, des dettes élevées. Mais ce qu’il faut regarder, c’est la tendance : le seul qui chute et qui n’arrive pas à se redresser, c’est bien la France ! Ces dix dernières années, notre dette a augmenté de 10 points de PIB. Bien sûr, les Belges ont fait pire que nous, mais, eux, ils se rétablissent. La France est un véhicule fou qui dévale, les freins complètement bloqués.
N’arrive-t-elle pas ou ne cherche-t-elle pas à se redresser?
C’est la volonté qui manque. Nous nous aveuglons en ressassant nos fameux « atouts ». Il est pourtant clair depuis une centaine d’années que les pays les plus doués, ce sont non pas les mieux développés, mais les plus accrocheurs. Où étaient les atouts de Taïwan ou de la Corée du Sud? A l’inverse, l’Irak avait tout : une vieille civilisation, un pays fertile, le pétrole, voyez ce qu’il est devenu. Se rassurer avec nos atouts, c’est de la folie !
Comment expliquez-vous ce refus de la réalité?
J’en reviens au « toujours plus ». Cette appropriation de la richesse collective par des groupes particuliers, qui bloque le système, n’a pu s’imposer que par une idéologie pervertissant aujourd’hui tout débat.
Que voulez-vous dire par « appropriation »?
Ce processus qui conduit des groupes à accaparer, par des avantages indus, une part excessive de la richesse nationale. Ainsi, l’écart des rémunérations (salaires et retraites) perçues au cours de toute leur vie par un chauffeur routier et un cheminot va-t-il largement du simple au double. Sans aucune justification ni économique ni sociale, sauf leur capacité de nuisance respective. Mais cela ne peut évidemment être avancé comme raison officielle. On a donc construit un discours idéologique pour masquer la réalité.
On ne peut tout de même pas jeter au panier les acquis sociaux.
La France, c’est vrai, a une tradition de lutte sociale qui est légitime dès lors qu’il s’agit du partage des richesses entre le capital et le travail, mais on a prétendu réduire tous les conflits d’intérêts à ce type d’affrontement. Notamment la question des retraites, alors que celle-ci n’a rien à voir avec le conflit capitaliste et devrait relever, en réalité, de la solidarité entre les générations : il s’agit de savoir combien la génération en activité estime que la suivante devra lui verser lorsqu’elle sera à la retraite. Autrement dit, cela devrait être un arrangement entre nous et nos enfants. Oser parler de conquête sociale comme on l’a fait en 1983 à propos de la retraite à 60 ans est une véritable supercherie. Depuis quand remporte-t-on des victoires sociales sur ses enfants? En fait, la génération au pouvoir a décidé de s’octroyer cinq ans d’oisiveté supplémentaires aux frais de ses enfants ! Pourtant, pas un Français ne l’a compris (il suffit de voir ce qui s’est passé en décembre 1995).
Le bien d’un côté, le mal de l’autre?
C’est le schéma idéologique qu’on veut nous imposer : d’un côté, la vertu ; de l’autre, le vice. D’un côté, le service public, l’image de la France, la défense de la création ; de l’autre, l’ultralibéralisme, la médecine à deux vitesses, l’approche comptable. Tout n’est que conflit, lutte, mobilisation... Le travail, la concertation, l’effort, le progrès? On n’en parle jamais.
Les patrons du CAC 40, veulent gagner comme des capitalistes en étant plus protégés que des salariés
Dans votre livre, vous réexplorez aussi les forteresses que vous aviez déjà visitées dans Toujours plus !, comme la Banque de France. La situation y a-t-elle évolué?
Prenons la Banque de France, dont les employés disposaient d’avantages incroyables : outre un empilement de primes invraisemblables, une retraite complémentaire que l’on touchait sans même avoir cotisé. Hélas pour eux, la Banque a perdu l’essentiel de ses moyens de pression. On a donc pu commencer à jouer cartes sur table, notamment en comparant les coûts de production en France et dans les autres pays européens, et cela s’est traduit par un plan de restructuration.
Par ailleurs, vous tirez à boulets rouges sur la SNCF.
A la SNCF, l’idéologie a la vie dure : le train est à gauche, l’auto est à droite, d’autant qu’il s’agit d’une forteresse de la CGT. Imaginer que l’entreprise puisse réduire sa taille, comme l’a fait la sidérurgie, était donc impensable. Il aurait pourtant été légitime de s’interroger, par exemple, sur l’intérêt de certaines lignes secondaires et d’évaluer l’économie que représenterait leur remplacement par des services de car. Impossible ! Dès le début des années 1980, la gauche s’est opposée à toute rationalisation. Au contraire, elle a embauché. En 1997, le ministre des Transports, Jean-Claude Gayssot, a pratiqué la relance ferroviaire à tout va. Résultat : la SNCF a pris un retard dramatique dans sa modernisation et les cheminots développent une mentalité d’assiégés face à l’extérieur, à la concurrence, à l’horrible logique d’entreprise... Pourtant, pas un seul pays au monde n’avait un savoir-faire ferroviaire aussi développé que la France dans les années 1970 ; elle aurait pu mettre sur pied un système moderne combinant les différents moyens de transport. Mais la paranoïa idéologique l’a emporté.
Même constat pour EDF?
Pour EDF, la pression est venue de l’Europe, qui a ordonné une libéralisation qui ne s’imposait pas, mais le personnel y dispose toujours de l’arme atomique : il peut appuyer sur le disjoncteur. Alors le gouvernement cède sur tout. Cela a commencé avec les 35 heures, qui se sont traduites, chez EDF, par 32 heures pour tous avec 3% de baisse de salaire. Pourquoi n’a-t-on pas dit qu’EDF était passée aux 32 heures? Quant au changement de statut, il s’est traduit par des augmentations de salaire de 6 à 8%. Autrement dit, nous cumulerons la rente du monopole et les inconvénients du libéralisme.
Un bon point aux Caisses d’épargne?
Oui, leur exemple montre que la sclérose n’est pas une fatalité. L’Ecureuil accumulait un nombre invraisemblable de privilèges, mais, peu à peu, avec la diffusion par le système bancaire de produits très attrayants, la place du livret A s’est réduite. Des dirigeants assez astucieux ont su déclencher une transformation progressive en utilisant le très favorable régime des retraites pour encourager massivement le départ à 50 ans des employés régis par le statut et embaucher des jeunes soumis au régime général. En même temps, ils se sont lancés dans des activités bancaires. Résultat : les « écureuils » qui, au départ, n’étaient pratiquement que des caissiers (même s’ils gagnaient 50% de plus que leurs confrères des banques), sont devenus d’excellents banquiers, et ils ne sont pas plus malheureux. Renault, les Caisses d’épargne, Air France sont autant d’exemples qui montrent qu’on ne meurt pas de jouer le jeu du monde moderne.
Dans Plus encore !, vous accusez aussi les patrons du CAC 40 d’abus de bien social et d’avoir détourné à leur profit l’économie de marché.
C’est, à mon avis, le problème social n° 1. Dans un pays qui est déjà le seul au monde à ne pas admettre l’économie de marché, que ceux qui l’incarnent en détournent systématiquement les principes à leur profit est insupportable ! Dans une économie capitaliste, la répartition des rôles est normalement claire : d’un côté, il y a le salarié, qui peut bénéficier d’une protection, mais dont les gains sont limités ; de l’autre, le capitaliste, qui a créé son entreprise et pris des risques et dont les gains peuvent être illimités, mais (c’est la règle du jeu) il peut aussi tout perdre. D’ailleurs, chaque année, en France, des milliers de patrons font faillite, et c’est aussi pathétique, sur le plan individuel, qu’un licenciement. Mais les quelque 400 managers salariés présidents et directeurs du CAC 40, eux, pervertissent le système, car ils veulent jouer sur les deux tableaux : gagner comme des capitalistes tout en étant plus protégés que les autres salariés ! Ils ont tout de même réussi, en dix ans, à faire augmenter leurs rémunérations annuelles d’environ 2 millions de francs à 2 millions d’euros !
Et ce n’est pas tout...
En effet. On peut penser que, à ce niveau, le salaire ne rémunère pas seulement le travail, mais aussi les résultats. Eh bien, non ! Si en plus ils font prospérer l’entreprise, il leur faut des primes, des bonus, des stock-options ! Et ce n’est pas fini. Lorsqu’ils quittent leur poste, ils veulent des indemnités. Ce qui est déjà anormal, vu les gains de capitalistes auxquels ils prétendent, et le devient plus encore étant donné les conditions de leur départ. Le licenciement d’un salarié correspond, le plus souvent, à une suppression de poste et n’implique aucun désaveu professionnel. Il n’en va pas de même pour les managers qui sont remerciés lorsqu’ils n’ont pas donné satisfaction. C’est une prime à l’échec et qui devrait atteindre trois années de salaire ! Vous croyez que j’ai fini? Absolument pas. Il y a leurs retraites ! On a fait grand bruit des 29 millions d’euros provisionnés pour assurer celle de l’ex-président de Carrefour, en oubliant de préciser qu’il n’a jamais cotisé pour toucher une telle pension ! Comment ose-t-on appeler cela une retraite? Et comment prétendre qu’assurer une retraite à son président figure dans les objectifs sociaux de Carrefour? Et, surtout, comment, après cela, voulez-vous expliquer aux bénéficiaires des régimes spéciaux que leurs retraites sont trop élevées? Comment faire admettre le CPE eu égard aux parachutes dorés patronaux? C’est pour cela que ce problème des rémunérations des managers salariés est fondamental : il brise toute tentative de consensus et empêche la création d’une dynamique de la réforme.
Face à une situation aussi dégradée, que peut-on faire?
Une chose est sûre. On ne peut plus faire de pseudo-réformes telles qu’elles ont été pratiquées jusque-là, en n’étant que des distributions de nouveaux avantages pour les salariés en place : les 35 heures, la retraite à 60 ans... L’heure des cadeaux est passée. Il faut se remettre au travail. Il est incroyable que la génération du baby-boom, après avoir ruiné le pays, forme encore, en termes de retraites, la tranche d’âge la plus favorisée. Le temps des affrontements idéologiques dans la logique du « toujours plus » est passé. Un seul impératif doit s’imposer : rendre à nos enfants l’avenir qu’on leur a volé.