l'étrangeté française
- Philippe d'Iribarne, après cet interview de Telerama était également l'invité de BFM TV jeudi soir
http://www.telerama.fr/debats/edito.asp?art_airs=M0603201544419
Philippe d'Ibrane, chercheur au CNRS, il a étudié les racines culturels des formes d'organisation dans les nations industrialisées.
Il est l'auteur, notament au édition du Seuil, de LaLogique de l'honneur (1989), Vous serez tous des maîtres, La grande illusion des temps modenres (1996), Cultures et mondialisation (1998).
Il publiera le 6 avril L'Etrangeté française (Seuil) où il cherhce comment rénover notre fameux modèle social
Télérama : En voyant les étudiants manifester et occuper les universités, tandis que le gouvernement campe sur ses positions, quelles sont vos réflexions ?
Philippe d’Iribarne : Dans cette affaire, le Premier ministre joue une partition traditionnelle : il se veut l’homme des Lumières qui va éclairer le peuple, lui montrer qu’il est mal informé, qu’il a tort. De sa part, reculer ou négocier serait se montrer électoraliste et démagogique. Seulement le contrat première embauche, voulu comme un outil technique pour favoriser une meilleure fluidité de l’emploi, est perçu sous un tout autre registre, celui de l’honneur : « Pourquoi pourrions-nous être congédiés d’un claquement de doigts ? », « Pourquoi ne pas nous traiter comme tout le monde ? », dénoncent les étudiants. La question qu’ils posent est : qu’est-ce qui est digne ou pas ? C’est l’imaginaire de la domesticité qui resurgit. Le thème de l’humiliation a été également très présent lors des événements qui ont touché les banlieues cet automne.
Télérama : Cette logique de l’honneur est selon vous une spécificité française. Pourquoi ?
Philippe d’Iribarne : En Allemagne, devant un conflit de ce genre, on va immédiatement se mettre autour d’une table et travailler jusqu’à ce qu’on trouve un compromis. Pour nous, le compromis est vil, pas très loin de la compromission : ne parle-t-on pas de « consensus mou » ? On rêve d’une unanimité « naturelle » sur des idées indiscutables tant elles sont pertinentes !
Cette différence de culture remonte à loin. L’Angleterre du XVIIIe siècle, par exemple, est très inspirée par le philosophe Locke dans sa lutte contre le despotisme. Au même moment, les penseurs de la Révolution française, en particulier Sieyès, dénoncent les privilégiés, mais avec cette question : pour fabriquer de l’égalité, faut-il supprimer tous les privilèges, ou faire en sorte que tout le monde devienne privilégié ? La question perdure aujourd’hui. Nous plaidons pour l’abolition des privilèges (en tant que citoyens, par exemple) et en même temps nous aspirons à être tous privilégiés. Voyez par exemple les réactions lorsqu’on propose l’apprentissage à 14 ans, ou la suppression du collège unique. Les citoyens se dressent, parce qu’ils perçoivent ces mesures comme des atteintes à la conquête d’avantages pour tous.
Télérama : En fait, c’est l’égalité qui structure notre imaginaire politique ?
Philippe d’Iribarne : Oui, et ce souci d’égalité symbolique est lié à notre histoire, en particulier à la critique, à l’époque révolutionnaire, de tout lien de subordination. Les Anglo-Saxons s’en sont sortis grâce, paradoxalement, à l’idée de propriété : chacun est propriétaire de lui-même et de ses œuvres, vendre son travail comme un artisan vend sa production n’est pas dégradant, au contraire. Aux Etats-Unis, la distinction entre emplois précaires et emplois stables n’est pas aussi nette qu’ici, et un travailleur peut parfois être « congédié » brutalement sans qu’il se sente atteint au plus profond de sa dignité... même si cette expérience n’a rien d’agréable. Chez nous, au contraire, le travail risque toujours de devenir sujétion. Et dans le fait de se soumettre à autrui, il y a quelque chose d’indigne. Les moines et les domestiques se sont ainsi trouvés exclus du droit de vote au motif qu’ils n’avaient pas l’autonomie de pensée qui fait le citoyen ! La Révolution a fait une lecture ravageuse de la situation de subordination et, pendant tout le XIXe siècle, le statut même de salarié était sujet à caution : le salarié étant subordonné, n’est-il pas au fond un larbin ?
Pour compenser ce doute, il a fallu construire un système où tout métier, même au bas de l’échelle, est entouré de statuts, de reconnaissances écrites ou non, de protections. C’est ce qui fait la dignité de chacun dans notre système.
Télérama : C’est ce qu’on appelle nos avantages acquis, que nous défendons et dénonçons à la fois ?
Philippe d’Iribarne : Aujourd’hui, nous vivons une véritable tectonique des plaques. Dans la première plaque, nous avons cette culture des statuts et des protections, même si tous les métiers ne sont pas égaux de ce point de vue. Dans la seconde progresse l’idée d’une régulation des places par le marché. Idée qui ne fait pas problème pour les Anglo-Saxons : alors que nous percevons le marché comme fondamentalement injuste, ils l’envisagent comme un juge de paix, qui rend ses verdicts et détermine en toute impartialité les gagnants et les perdants. Dans une telle logique, un perdant ne se pense pas comme un raté, il se dit qu’il traverse une mauvaise passe et qu’il va rebondir, quitte à cumuler trois boulots de promeneur de chiens… Ce sont deux logiques totalement contradictoires.
Le CPE, visant à flexibiliser l’emploi, va évidemment vers la logique du marché. Pour la gauche socialiste, c’est insupportable, mais elle s’est mise dans une contradiction dramatique en disant d’un côté que les individus doivent garder leurs « avantages acquis », de l’autre que la mondialisation est une bonne chose. Or la mondialisation conduit forcément à une marchandisation des personnes et à une destruction de leurs protections. Alors comment concilier ces imaginaires ? A droite, on dit que la concurrence est inévitable. A gauche, on s’en sort en disant : tous les citoyens sont performants dans le domaine économique si on leur procure un bon niveau d’enseignement.
Télérama : Et ailleurs, le choc entre ces deux logiques est-il moindre ?
Philippe d’Iribarne : Comme nous, les Allemands peinent à combiner trois exigences : une économie très ouverte, des statuts forts (CDI, 35 heures, salaire minimum, etc.) et un bas niveau de chômage. Actuellement, toutes les sociétés occidentales réussissent à combiner deux de ces termes, pas trois. Les Anglo-Saxons obtiennent une économie ouverte et un bas chômage, mais au prix d’une marchandisation des personnes et d’un grand nombre de travailleurs pauvres. Les Danois, qu’on cite si souvent en modèles, combinent société ouverte et bas chômage, au prix d’un dirigisme envers les individus qui serait difficile à vivre pour les Français. En France, c’est l’impensé qui nous amène dans l’impasse. Contre le discours un peu rigide de la dignité, certains ont la tentation de faire table rase du passé et de dénigrer tout notre système. Il vaudrait mieux comprendre nos contradictions et les dépasser.
Télérama : Comment ?
Philippe d’Iribarne : Je vois au moins deux directions. D’abord, renoncer à la sacralisation du marché. En inscrivant le développement de la concurrence dans le traité de Rome de l’Union européenne en 1958, on a enclenché une mécanique infernale. A quoi bon fiche en l’air la vie de tous pour que quelques-uns deviennent plus riches ? Le « non » des Français et des Néerlandais au référendum européen en 2005 a été un coup de semonce, et il semble urgent de sortir de notre aveuglement. Le marché doit être cadré. On y viendra, forcément… On devrait avoir au minimum le pragmatisme des Américains : ils sont libéraux quand ça les arrange, mais quand une société de Dubai veut racheter leurs installations portuaires, ils savent devenir protectionnistes…
Ensuite, il faut s’interroger sur les tabous liés à notre vieille logique de l’honneur, et renouveler notre vision des métiers. Par exemple, il est important de « donner leurs lettres de noblesse », comme disait Claude Allègre, lorsqu’il était ministre de l’Education, aux filières techniques et à l’apprentissage, de mettre de l’argent dans les formations, dans l’accompagnement des chômeurs. Non, il n’est pas déshonorant d’être accompagné dans sa recherche d’emploi. Oui, il est urgent de sauvegarder, voire de recréer, la dignité des métiers.
Télérama n° 2932 - 21 mars 2006
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Le baroud d'honneur social, une "étrangeté française"
PARIS (AFP)

Le conflit autour du contrat-jeunes relève d'une tradition bien française de "baroud d'honneur" social face à des évolutions inéluctables, difficiles à comprendre pour les étrangers, estime Philippe d'Iribarne, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), auteur d'un livre qui paraît cette semaine intitulé "L'Etrangeté Française".
Question: La crise actuelle sur le contrat première embauche (CPE) témoigne-t-elle d'une allergie des Français aux réformes?
Réponse: La façon de fonctionner française, quand une réforme est pénible mais inéluctable, c'est de faire un immense baroud d'honneur. CPE ou pas, tout le monde sait bien que l'on n'arrive pas à s'opposer au développement de la flexibilité. Mais on peut d'autant mieux accepter des évolutions sur le fond inévitables qu'on s'est livré à ce baroud d'honneur, pour se dire qu'on n'est pas complice.
Comme les autres pays européens, la France a beaucoup changé au cours des dernières décennies. Elle a modernisé ses services publics à certains égards beaucoup plus facilement que la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis: il suffit de comparer les chemins de fer.
Il y a de grandes réformes qui se font, mais on ne les voit pas à l'étranger parce qu'elles ne font pas parler d'elles. Celles qui provoquent des réactions passionnées sont celles qui touchent à des points très symboliques mettant en cause le statut des personnes.
Q: Comment expliquer que les Français semblent aussi rétifs face à la mondialisation ?
R: Tant que l'économie de marché reste dans le secteur des biens et des services, qu'il s'agit d'être compétitif, d'être créatif, les Français sont tout à fait à l'aise. En revanche ils font de la résistance quand ils sentent qu'il n'est pas possible de mettre le monde du travail à l'abri de cette mondialisation marchande.
A la différence des anglo-saxons, qui voient le travail comme un rapport entre un fournisseur (le salarié) et un client (l'entreprise), les Français voient le rapport au travail comme un engagement au sein d'une entité, avec à la clé un véritable statut professionnel et social.
Q: Pourquoi la crise actuelle en France est-elle particulièrement difficile à comprendre depuis l'étranger?
R: Le modèle français est très opaque pour l'extérieur. Les Français n'en donnent pas facilement les clés. La société française aime tenir sur elle même de beaux discours sur la raison, l'universel, l'ouverture au monde, la grandeur et la générosité, qui sont souvent éloignés de la manière dont elle fonctionne réellement, qu'il s'agisse des entreprises, de l'immigration ou de l'école.
Les étrangers ne comprennent pas quel jeu jouent les Français, et au final s'étonnent souvent de voir qu'ils ne s'en tirent pas si mal! Comment expliquer, si la crise d'identité était aussi profonde qu'on le dit parfois, que la France soit pratiquement le pays européen qui fasse le plus d'enfants?
(Philippe d'Iribarne, L'Etrangeté Française, éditions du Seuil, 290 pages, 21 euros, parution jeudi en France).