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Knock on Wood

WOKE : Reconstruire après la Déconstruction ?

3 Février 2022 , Rédigé par Ipsus Publié dans #Dans L'AIR DU TEMPS

Rares sont les colloques d’universitaires à susciter tant de passions…

Vendredi 7 et samedi 8 se tenait à la Sorbonne un colloque autour du thème

« Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ».

A priori rien de sulfureux, sauf que cet événement, organisé par le Collège de philosophie, l’Observatoire du décolonialisme et le Comité Laïcité République rassemblait des figures connues pour leurs prises de position contre la culture de l’annulation (ou « cancel culture ») et la prégnance militante dans certains champs de recherche.

Il n’en fallait pas tant pour susciter une levée de boucliers de la part d’universitaires qui voient dans le pluralisme inattendu de ce colloque, la marque d’une dangereuse « dérive droitière ».

WOKE : Reconstruire après la Déconstruction ?
...8.1.2022

Comment un thème aussi anodin que « déconstruction et reconstruction » peut-il susciter tant d’émois ?

« Si la déconstruction a été rendue populaire par la candidate écolo Sandrine Rousseau, il s’agit d’un thème technique de l’histoire de la philosophie », explique le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, président du Collège de philosophie et co-organisateur du colloque.

« Cette pensée a conduit à la croyance que seule la grille de lecture dominant/dominé, oppresseur/opprimé permettrait de comprendre le monde.

Dans ce courant de pensée [très présent chez les décoloniaux par ex] l’Occident représente le comble de l’oppression.

Si les recherches décoloniales offrent réellement des apports intéressants à la recherche, est-ce pour autant leur rôle que de vouloir détruire ce monde ? » s’interroge Pierre-Henri Tavoillot.

Parmi la cinquantaine d’intervenants attendus, on relève la participation du politologue Pascal Perrineau, de l’historien des idées Pierre-André Taguieff, du philosophe Pierre Manent, des essayistes Mathieu Bock-Côté, Pascal Bruckner (chroniqueur au Point), Peggy Sastre (chroniqueuse au Point), Pierre Jourde, Helen Pluckrose et Boualem Sansal, de l’anthropologue Florence Bergeaud-Blacker, de la sociologue Nathalie Heinich, du musicologue Timothy Jackson… et du ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, qui devrait prononcer le discours d’ouverture.

« Une lutte à mort contre les libertés académiques » ????

C’en est trop pour plusieurs organisations syndicales universitaires qui se sont mobilisées pour dénoncer l’existence de ce colloque, en dépit de ce qui pourrait s’y dire.

C’est le cas de SUD éducation, qui a publié un communiqué présentant l’événement comme « une lutte à mort contre les libertés académiques, contre l’existence d’espaces qui permettent l’expression de controverses scientifiques constructives ».

Les participants y sont qualifiés de « ban et d’arrière-ban du néoconservatisme français, réunis sous la houlette d’une officine d’extrême droite ».

La CGT s’est elle aussi émue de ce colloque et a adressé à tous les membres du personnel de la Sorbonne Université un courrier que nous avons pu consulter, réclamant par anticipation une protection juridique des universitaires dont les travaux pourraient être cités lors des prises de parole…

« Nous attendons de la présidence de l’université, qu’elle donne l’assurance à nos collègues qu’il sera accordé systématiquement le bénéfice de la protection fonctionnelle [prise en charge automatique des frais d’avocats par l’institution, NDLR] à toutes celles et tous ceux qui seront mis-es en cause publiquement dans l’exercice de leurs missions d’enseignement et de recherche », réclament les signataires. Pour le syndicat, ce colloque ne peut être confondu avec débat et réclame que toute « dénonciation calomnieuse » fasse l’objet d’un « signalement auprès du ministère de l’Intérieur […] sur simple demande de la personne concernée ». Le syndicat ne réclame cependant pas l’annulation de cette manifestation « qui doit être reconnue comme telle » et précise « mais il ne peut y avoir d’appel à la délation et de chasse à certains collègues ».

La « pensée » décoloniale, aussi nommée woke ou cancel culture, représente un défi pour le monde éducatif.

Au-delà d’un débat intellectuel légitime qu’il ne convient pas d’éluder, et certainement pas d’interdire, elle introduit dans le domaine éducatif et parfois scolaire une forme d’ordre moral incompatible avec l’esprit d’ouverture, de pluralisme et de laïcité qui en constitue l’essence.

Partant de l’idée que la colonisation constitue le stade ultime de l’oppression humaine sous toutes ses formes — de l’Occident sur l’Orient, des blancs sur les « minorités visibles », de l’homme sur la femme, du productivisme capitaliste sur la Nature pure et sauvage, … —, elle en vient à imposer « l’oppression » comme grille exclusive d’analyse du réel.

A l’analyse nuancée se substitue peu à peu la dénonciation, l’opposition frontale entre le mal et le bien ; puis, in fine, la tentation de l’« annulation », c’est-à-dire d’une table rase du passé, de l’histoire, de l’art, de la littérature, et de l’ensemble de l’héritage civilisationnel occidental, désormais voué au pilori.

Même les apparents « progrès » — décolonisation, libération de la femme, droit des travailleurs, lutte contre des discrimination — sont perçus comme des ruses sournoises masquant une domination, non seulement toujours à l’œuvre, mais de plus en plus scandaleuse.

Il ne convient ni de surestimer ni de sous-estimer la puissance de cette idéologie, importée pour une bonne part des Etats-Unis.

Il suffit de constater qu’elle monte aujourd’hui en puissance dans tous les secteurs de la société, y compris dans le monde éducatif et scientifique, où elle a déjà causé quelques dégâts.

Le principe de ce colloque est de faire un état des lieux, aussi nuancé que possible, et d’envisager comment conserver au sein du monde scolaire et universitaire, les conditions d’un pluralisme éclairé qui interdise à toute idéologie de s’imposer comme dogme moral contre l’esprit critique.

Car il s’agit avant tout de favoriser la construction, chez les élèves et étudiants, des repères culturels fondamentaux.

Atlantico : Vous avez participé au colloque « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », organisé en Sorbonne. Qu’en retenez-vous ?

Christophe de Voogd : J’en retiens d’abord un très grand plaisir intellectuel. La variété des sujets abordés dans les douze tables-rondes, rassemblant une cinquantaine d’universitaires, a été considérable : de la situation de l’université américaine à celle de l’école en France, en passant par les fondements philosophiques et historiques de la « déconstruction », ou l’examen précis de certaines thèses de ce courant en littérature, en musicologie ou en histoire de l’art ; tout cela est d’abord une joie de l’esprit et l’occasion d’apprendre, de confronter, de comparer.

Contrairement à la caricature qui en a été faite par certains - avant même la tenue du colloque, ce qui en dit long sur leur objectivité - la variété caractérisait aussi les positions des uns et des autres vis-à-vis des nouveaux courants universitaires que l’on résume ici par « pensée de la déconstruction » : hostilité radicale chez quelques-uns (très minoritaires) et ouverture critique pour la majorité :

la déconstruction a, de fait, une longue histoire, des phases diverses, des inspirations politiques et philosophiques opposées, de précieux résultats que l’on a tenté de retracer dans ce colloque.

Après tout, Descartes ou Nietzsche ont été des « déconstructeurs » en leur temps

Mais ce qui a inspiré et réuni la totalité des participants, c’est la volonté de rappeler les règles de la méthode scientifique, sans lesquelles il n’y a ni savoir fondé ni débat possible :

respect des faits et des sources, cohérence de l’argumentation et productivité de l’interprétation.

Or ce qui est en jeu - et cela est tout à fait nouveau - dans le wokisme intellectuel, c’est justement la négation revendiquée de ces critères de la rationalité au profit du « ressenti »et de « l’identité ».

La rationalité elle-même est renvoyée à un a priori blanc et occidental qu’il s’agit de « déconstruire », jusqu’à vouloir en physique « décoloniser la lumière » (sic) ou ne plus tenir en compte en mathématiques de l’exactitude du résultat.

Ce faisant, ces mêmes décoloniaux, comme on l’a observé dans le colloque, reproduisent le pires préjugés racistes d’autrefois : aux blancs, la raison et l’esprit scientifique ; aux autres, le « sentiment » et l’ « authenticité ».

De même dans le domaine du genre, c’est une chose légitime et utile de s’interroger sur l’histoire et le statut des femmes et des minorités sexuelles, comme de s’interroger sur le partage masculin/féminin et son évolution dans l’histoire ; c’en est une tout autre de réduire l’ensemble du champ historique et social à ce partage et à celui de la « race », autour de la notion exclusive de la « domination ».

Tout en refusant, de façon parfaitement contradictoire, d’appliquer cette grille de lecture à d’autres sociétés que l’occidentale

Toutefois, ce colloque a eu aussi un autre mérite : loin de s’en tenir à la seule critique, il a, conformément à son titre, exploré les pistes scientifiques, institutionnelles et pédagogiques de la « reconstruction », thème sur lequel Jean-Michel Blanquer a beaucoup insisté dans un message d’ouverture très argumenté qui fut une vraie communication d’universitaire (qu’il est).

C’est-dire que notre objectif est loin d’être « réactionnaire » : personne n’a demandé un retour au « roman national » ou à l’hégémonie masculine dans l’université.

Le consensus a porté sur la notion d’évaluation rigoureuse de la production scientifique sur les critères que j’ai rappelés (c’est sans doute ce qui gêne le plus nos adversaires) ; sur la nécessaire transmission des savoirs fondamentaux, dont la faiblesse actuelle décuple les inégalités de capital culturel que l’on prétend combattre ;

sur la laïcité du savoir enfin, au sens large du mot, qui ne saurait être confondu avec des idéologies et encore moins des croyances.

Ce colloque a fait couler beaucoup d’encre, notamment chez les syndicats Sud et à la CGT mais aussi chez Libération ou dans Le Monde où une tribune vous qualifie de « nouveaux inquisiteurs ». A l'issue de ce colloque que leur répondez-vous ?

En tant que spécialiste de rhétorique, je ne peux que relever l’étrange argumentation employée : procès d’intention, péjoration systématique du vocabulaire, et bien sûr, réduction à la « droite et l’extrême droite », qualificatifs qui servent, semble-t-il, de réfutation intellectuelle dans une bonne part du monde universitaire.

Vous constaterez l’absence totale d’argumentation de fond, au profit de l’attaque ad hominem, dans tous ces textes.

Ce qui ne fait que confirmer le diagnostic sur l’absence de rigueur élémentaire de cette mouvance.

Plus ennuyeux, comment appeler à « construire l’universalisme » -ce avec quoi les participants au colloque sont totalement d’accord - alors que nombre de signataires de la pétition que vous évoquez appellent précisément, dans leurs articles et dans leurs cours, à « déconstruire » cet universalisme?

Plus grave, comment oser dénoncer de « nouveaux inquisiteurs », alors que ce sont ceux-là mêmes qui tentent de s’opposer au wokisme qui sont harcelés, marginalisés dans les financements et les promotions, dénoncés sur les réseaux sociaux et les murs des établissements, voire suspendus, comme on l’a vu à l’IEP de Grenoble ?

En quoi la tenue d’un colloque à la Sorbonne menace-t-elle donc la « liberté académique » ?

Ses organisateurs ont-ils jamais perturbé la tenue d’un colloque déconstructionniste ? Interdit une conférence décoloniale ? Appelé à des sanctions contre ceux qui ne pensent pas comme eux ?

L’inversion des faits est totale ; mais il est vrai que cette inversion anime aussi la recherche et l’enseignement des wokes les plus zélés.

Car je ne mets pas tout le monde dans le même panier et j’observe que les meilleurs spécialistes de ces questions, notamment en histoire, domaine que je connais le mieux, se sont abstenus de condamner ce colloque.

De même, je serai incapable de donner l’opinion politique de la plupart des intervenants, ce qui me paraît bon signe pour la qualité des travaux.

Quant à ceux que connais, je peux vous assurer que la gauche y est très présente ; le point commun de tous est la laïcité et de la république - deux notions qu’ils n’entendent d’ailleurs pas de la même façon. La laïcité et la république seraient-elles donc d’ « extrême droite » ?   

Dans le contexte actuel, pourquoi était-il important de tenir ce colloque ?

   * Sans doute, la première victoire de ce colloque est d’avoir eu lieu, malgré des tentatives multiples pour l’empêcher ou pour le perturber.

   * La seconde est d’avoir été un gros succès : plus de 1300 inscrits, 600 participants en moyenne d’un bout à l’autre de la manifestation. Ce qui ne fait évidemment qu’aggraver le cas.

   * La troisième est d’avoir fait entendre un autre son de cloche que celui qui domine actuellement les sciences sociales et la plupart des médias.

Or il n’est point de recherche sans pluralisme. Car la recherche procède, comme l’a démontré Popper, par réfutations successives.

Il y a là un point de départ à une réflexion plus précise par disciplines et plus internationale dans son approche, comme l’a proposé en conclusion le président du Haut Conseil d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, Thierry Coulhon.

Il y a surtout là, on l’espèrera, le point de départ d’une véritable confrontation d’idées et d’analyses avec les autres points de vue.

Encore faudra-t-il que les tenants de la déconstruction acceptent un tel débat, y compris sur leurs concepts opératoires, sans traiter toute réserve théorique de « patriarcale », « d’homophobe » ou « d’islamophobe ».

Je rappelle, pour terminer, que c’est parce qu’il a osé émettre un doute sur la pertinence cette dernière notion -contestée par d’éminents universitaires- que Klaus Kinzler fait l’objet depuis d’une véritable persécution.

WOKE : Reconstruire après la Déconstruction ?

 

 

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