United Fruit inventa les républiques bananières et Edward Bernays, "la fabrique du consentement".
Raconter l'épopée édifiante de la banane, entre l'Amérique centrale et les États-Unis, c'est revenir aux sources d'un modèle plus que jamais d’actualité – un capitalisme se jouant des frontières et des lois nationales pour assurer à ses actionnaires des profits maximaux, jusqu’à menacer la démocratie.
Quand elle apparaît au tournant du XXe siècle sur le marché nord-américain, la banane, denrée rare et chère, est réservée à une élite aisée.
Minor Cooper Keith, entrepreneur visionnaire et dur en affaires, va faire d'elle un produit de consommation populaire, sur lequel il édifiera la première multinationale au monde
http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/51465_1
Quand, en 1933, quatre ans après la mort de Keith, un self-made-man né en Moldavie, Samuel Zemurray, alias "le tsar de la banane", reprend les rênes du mastodonte UFC , il amplifie ses méthodes, notamment grâce aux services du père des "spin doctors" Edward Bernays.
La banane a fait basculer le destin de l'Amérique centrale.
Avec ce fruit, Minor Cooper Keith, entrepreneur new-yorkais visionnaire, a bâti un empire en créant la United Fruit Company, l'une des premières multinationales, à la fin du XIXe siècle.
Son développement est basé sur la monoculture en échange de terres souvent confisquées aux paysans indiens et de l'usage gratuit des lignes ferroviaires que Minor Cooper Keith construit et d'une quasi-exemption d'impôts.
La compagnie a dicté sa loi jusqu'en 1989
On lit souvent des articles sur la politique petroliére et l'influence de la CIA comme en Iran avec le renversement de Mossadegh en 1953
https://www.herodote.net/19_aout_1953-evenement-19530819.php
On retrouvera avec l'histoire des Bananes,la même CIA au Guatemala en 1954 ,illustration de la "politique bananière" en amérique latine
Le système implacable mis en place par Minor Cooper Keith puis son développement par Samuel Zemurray, surnommé « le tsar de la banane », sont bien relatés et illustrés par de nombreuses images d'archives.
Une publicité ne suffit pas à vendre un produit.
Il faut lancer des modes, créer l'événement, susciter le désir, en faire parler dans la presse.
Celui qui a inventé cette pratique, omniprésente aujourd'hui, s'appelle Edward Bernays.
Edward Bernays a même inventé le terme "relations publiques" pour remplacer "propagande", parce que le mot avait une mauvaise image.
Les relations publiques, ça consiste à façonner l'opinion par tous les moyens possibles.
Pas seulement via la publicité, mais aussi en s'appuyant sur les médias, sur les journalistes pour faire passer son message.
Transformer de la communication en information.
Edward Bernays appelait ça "la fabrique du consentement".
Plutôt que de créer une pub expliquant que ce bacon est très bon, Bernays a l'idée de se mettre dans la poche des dizaines de médecins, qui vont dire partout que le petit déjeuner doit être très copieux, de préférence avec des œufs et du bacon.
Et c'est ainsi que les œufs au bacon sont devenus un repère culturel, une institution du petit dej' américain : c'est une création marketing !
L'égalité des sexes comme argument de vente
Encore plus fort : quand il travaille pour une marque de tabac, Bernays décide de faire fumer les femmes.
Les femmes ne fumaient pas dans l'espace public, c'était mal vu.
C'est lui qui a fait tomber ce tabou.
Pour cela, il a enrôlé des femmes de la bonne société de l’époque et les a chargées de réaliser un coup d’éclat.
Pas officiellement pour la marque de cigarettes qui était son client, mais pour les droits des femmes.
Le jour du traditionnel défilé de Pâques, elles marchent sur la cinquième avenue de New-York en fumant des cigarettes.
Edward Bernays leur a soufflé une expression qui fera mouche : leurs cigarettes sont des "torches de la liberté".( torches of freedom : photo ci-dessous )
Dès le lendemain, le bon mot est repris partout dans la presse. Les femmes qui fument dans la rue sont devenues une information, un sujet de société. Alors que l'évènement a été entièrement fabriqué pour une marque de clope.
Un cynisme de haut niveau. En quelques mois, la consommation de tabac chez les femmes a grimpé en flèche.
Le massacre de Ciénaga, en 1928 - plusieurs centaines de grévistes colombiens tués par l'armée -, c'est elle ; le coup d'Etat organisé en 1954 contre le président du Guatemala, Jacobo Arbenz, dont la politique foncière lésait directement ses intérêts, c'est encore elle ; le financement, de concert avec la CIA, de l'opération de la Baie des cochons organisée en 1961 pour renverser Fidel Castro, c'est toujours elle ! Premier producteur mondial de bananes, l'United Fruit Company - Ufco, aujourd'hui Chiquita Brands International - fit des décennies durant la pluie et le beau temps en Amérique centrale, le plus souvent avec l'accord tacite de Washington. Dans les années 1950, elle comptait même parmi ses actionnaires John Foster Dulles, secrétaire d'Etat du président Eisenhower et frère du premier directeur de la CIA. Des connexions qui s'avérèrent fort utiles pour renverser le président Arbenz. Si la firme a aujourd'hui rompu avec ces pratiques - le dernier scandale auquel elle fut mêlée remonte à 1997, date à laquelle elle fut fortement soupçonnée de financer des groupes paramilitaires en Colombie pour éliminer des dirigeants paysans et des syndicalistes " gênants " - elle resta longtemps l'incarnation de la multinationale " sans foi ni loi ", uniquement préoccupée de ses intérêts et capable, pour les sauvegarder, de piétiner allégrement le droit des peuples.
Pour comprendre la puissance de l'United Fruit et son influence sur les destinées de l'Amérique centrale, il faut remonter à 1871. Cette année-là, arrive en effet au Costa Rica un ingénieur ferroviaire américain répondant au nom de Enri Meiggs. L'homme est l'invité du général Guardia, qui règne alors d'une main de fer sur ce petit Etat d'Amérique centrale. S'il est là, c'est pour construire le chemin de fer qui doit relier la capitale, San José, à Puerto Limon, sur la mer des Antilles. Meiggs n'est pas seul. Il est venu avec son neveu, le fils de sa soeur, Minor Cooper Keith. Agé de vingt-trois ans, le jeune homme a déjà pas mal bourlingué. Plutôt que de travailler avec son père, un prospère marchand de bois, il a décidé très tôt de se forger un destin, travaillant à seize ans dans une boutique de Broadway, s'installant ensuite comme convoyeur de bois avant d'acheter un ranch dans le sud du Texas. C'est là qu'il a reçu l'offre de son oncle de le rejoindre au Costa Rica. Déjà las de s'occuper de bétail et n'y trouvant guère d'occasions de s'enrichir, le jeune homme a aussitôt accepté l'offre de son parent.
Ayant embarqué ses deux frères avec lui, Minor Cooper Keith se lance avec passion dans cette aventure dont le goût exotique prononcé a tout pour le séduire. Chargé par son oncle de recruter la main-d'oeuvre nécessaire à la réalisation du chantier, le jeune homme fait appel à des vétérans de la Guerre de sécession, à des matelots en rupture de ban et à des individus louches trouvés dans les bars ou à la sortie des prisons de la Nouvelle-Orléans. On imagine l'ambiance sur le chantier... L'affaire, d'ailleurs, semble mal engagée. En 1873, atteint par le krach boursier survenu cette année-là et peinant à se faire payer par le général Guardia, Einri Meiggs - qui a construit dix kilomètres de voies à peine ! - jette l'éponge et rentre aux Etats-Unis. Minor C. Keith, lui, décide de rester. Il faut dire que, depuis quelque temps déjà, un nouveau projet mobilise son attention : les bananes. Dès 1871, il en a planté tout au long de la ligne avec l'idée de les exporter, notamment vers les Etats-Unis. Idée géniale ! L'Amérique du Nord n'a en effet jamais vu de bananes. Mais ce fruit bénéficie d'un double atout : il est extrêmement nourrissant et jouit, comme tous les fruits exotiques, d'une excellente réputation. Pour exporter ses premières cargaisons de bananes vers la Nouvelle-Orléans, Minor C. Keith s'associe à un capitaine de steamer, Lorenzo Baker. L'affaire s'est révélée suffisamment juteuse pour envisager de passer à un stade plus industriel.
Fondation d'un empire continental, appuis à des coups d'État en Amérique latine, grèves réprimées dans le sang...
L'histoire de la firme états-unienne United Fruit est devenue le symbole de l'impérialisme sans vergogne.
L'humidité, les insectes, la chaleur du volcan rendent les conditions de travail exténuantes. Beaucoup d'ouvriers meurent, d'autres fuient loin de ce gigantesque chantier : la pose de rails entre la capitale du Costa Rica, San José, et Limon, le petit port sur la côte orientale.
Henry Meiggs et Minor Keith ont-ils vu trop grand ? Ces deux hommes d'affaires américains avaient pensé trouver un moyen simple de s'enrichir rapidement en inondant les États-Unis d'un fruit alors peu connu, mais délicieux et bon marché : la banane.
Arrivé au Costa Rica au début des années 1870, après avoir tenté de faire fortune en Californie au moment de la ruée vers l'or en 1848, Meiggs noue des contacts avec les autorités locales, notamment le général Tomas Miguel Guardia Gutierrez, l'homme fort du pays de 1870 à 1882. Pour le seconder, Meiggs demande à son neveu, Minor Keith, de le rejoindre en 1871. Ensemble, ils supervisent la construction de la voie ferrée qui acheminer ...
Aux origines du coup d’État de 1954 au Guatemala : le rôle de la United Fruit Company dans la préparation du soulèvement contre Jacobo Arbenz
Depuis le début du vingtième siècle, le Guatemala a été gouverné par un pouvoir dictatorial qui repose sur une alliance tripartite entre le clergé, l’armée, et les grands propriétaires terriens. Le principal agent économique du pays est la United Fruit Company. Cette entreprise nord-américaine détient un véritable empire économique et financier qui exerce l’essentiel de son activité dans l’agro-industrie bananière. Son développement favorise une forte concentration des terres au détriment du petit producteur. C’est à peine si une misérable agriculture de subsistance survit sur les terres hautes et accidentées, là où les latifundiaires ont rejeté les indigènes. La pérennité de ce système est longtemps garantie par la poigne de fer des dictatures successives, qui écrase toute velléité de contestation. Pourtant, en 1944, le pouvoir de Jorge Ubico vacille. L’autorité du vieux dictateur, au pouvoir depuis 1931, ne suffit plus pou réfréner un mécontentement populaire trop longtemps contenu.
2Les classes moyennes elles-mêmes montrent une forte lassitude, face à une société figée qui ne tient aucun compte de la montée de leur puissance économique. Tout le pouvoir politique reste aux mains de l’oligarchie agraire, de l’armée, et du capital étranger. Sur la scène internationale, l’Europe est occupée par les nazis, et les sympathies pro-allemandes d’Ubico finissent par lui aliéner le soutien de ses protecteurs nord-américains.
3Les troubles sociaux se multiplient, et atteignent leur paroxysme en 1944. Le 30 juin, jour de la Fête des Enseignants, les professeurs refusent de participer au défilé habituel, et exigent une augmentation de salaire. Ils sont soutenus par les étudiants, une partie des classes moyennes et quelques ouvriers. Le 1er juillet se déroule la plus grande manifestation antigouvernementale de l’histoire du pays. Cette fois encore, le pouvoir fait donner la troupe. Après l’intervention des forces de l’ordre, deux-cents cadavres jonchent les rues de Guatemala Ciudad. Au nombre des victimes se trouve María Chinchilla, la secrétaire générale du syndicat des enseignants. Ce massacre, qui sera le dernier forfait de la dictature, ne fait qu’exarcerber le mécontentement. Grèves et manifestations se multiplient. Incapable de rétablir l’ordre, Jorge Ubico s’enfuit à l’étranger sur le conseil de ses proches. Il est remplacé par un éphémère triumvirat militaire qui, en octobre, est renversé par un groupe de jeunes officiers nationalistes. Un gouvernement provisoire est nommé. Il organise des élections démocratiques. Porté par une large coalition et 84 % des suffrages exprimés, Juan José Arévalo est nommé président. Commence alors une période de réforme unique dans l’histoire du pays. Le « Printemps Guatémaltèque » va durer dix ans. Il finira dans un bain de sang, anéanti par les efforts conjugués des gros propriétaires terriens, du gouvernement des Etats-Unis et de la United Fruit Company.
L’œuvre réformatrice du « Printemps Guatémaltèque »
4Dès son accession au pouvoir, Juan José Arévalo donne une orientation radicalement nouvelle à la gestion du pays. En 1947, le gouvernement abroge la « Ley Fuga » qui permet aux propriétaires terriens d’abattre les journaliers agricoles qui quittent les haciendas sans autorisation. Il promulgue un Code du Travail qui accorde aux salariés des droits sans précédent : semaine de travail de quarante-quatre heures, droit de s’organiser en syndicats, égalité des salaires des hommes et des femmes. Il abolit la discrimination raciale et met en place un véritable plan d’éducation. Au cours des six années du mandat d’Arévalo, davantage de livres seront imprimés ou importés qu’au cours des cinquante années précédentes. En 1949, le gouvernement examine un avant projet de réforme agraire. Le président en exercice rompt avec les mœurs politiques de ses prédécesseurs : il abandonne ses fonctions en 1951 au terme de son mandat, sans même avoir organisé sa propre succession. Lors de son discours d’adieu, il révèle qu’il a eu à déjouer trente-deux tentatives de pronunciamientos1.
5Elu avec 65 % des suffrages, le colonel Jacobo Arbenz Guzmán lui succède et poursuit son oeuvre réformatrice. Il met en place un Code de la Famille et jette les bases d’un système de sécurité sociale qui inclut la couverture des accidents du travail et de la maternité. En juin 1952, le décret n° 900, ou « Loi de Réforme Agraire » est présenté devant le Parlement, voté à l’unanimité et mis en application. Il exproprie 603 615 hectares de latifundios pour les redistribuer à 100 000 familles de paysans sans terre. En deux ans, 500 000 Guatémaltèques, sur une population totale de trois millions d’habitants, vont bénéficier de ces dotations. Les cessions de terres sont accompagnées de crédits d’aide au développement : 220 dollars par exploitation. De mars 1953 à juin 1954, 9 millions de dollars sont ainsi attribués2.
6La firme nord américaine United Fruit Cie, surnommée « la Frutera »ou « el Pulpo » par les autochtones, exploite des bananeraies en Amérique centrale et dans la Caraïbe. Son immense domaine équivaut à la superficie de la Suisse. Son poids politique et économique est énorme. Au Guatemala, la Loi de Réforme Agraire va délester la firme de 85 000 hectares, en deux temps : octobre 1953 et février 1954. Le président Arbenz, son épouse, le Ministre de l’Intérieur sont également au nombre des expropriés. Ces mesures de démembrement n’affectent que les terres en jachère ou en friche. Les domaines de moins de 90 hectares, cultivés ou non, ne sont pas concernés par la loi. Les propriétaires des lots expropriés sont indemnisés en bons d’Etat à 3 % d’intérêt. Le montant de l’indemnité correspond à la valeur des parcelles telle qu’elle figure dans la dernière déclaration de revenus
Nature et raison d’être de la Réforme Agraire
7Les milieux d’affaire, une partie de l’Eglise, le capital étranger et le gouvernement des Etats-Unis observent avec inquiétude ces bouleversements sans précédent dans l’histoire du pays. Ils dénoncent un « complot marxiste » qui trouverait son inspiration en Union Soviétique.
« Un projet téléguidé par Moscou » : Washington, la United Fruit et la Réforme Agraire
8« Arbenz était-il communiste ? » La question a longtemps fait débat des deux côtés du Río Grande. Au Guatemala même, le projet de Réforme Agraire, puis sa mise en application suscitent un tollé au sein de la grande bourgeoisie terrienne. Le fer de lance de la contestation sera la United Fruit, principale victime des mesures de démembrement. Aux yeux des dirigeants de l’entreprise, le décret n° 900 relève d’un projet téléguidé par Moscou. C’est en substance ce qu’explique clairement « Report on Guatemala », un pamphlet rédigé et diffusé par la United Fruit auprès des membres du Congrès des Etats-Unis3.
9Il faut une bonne dose de cynisme pour attacher le vocable « communiste » à un gouvernement qui œuvre à l’intégration de son agriculture dans le marché capitaliste mondial. En 1944, ceux qui optent au Guatemala pour une partition et une redistribution des grands domaines ne font que tirer la conclusion d’une évidence : l’inadéquation du latifundio avec les exigences d’une économie moderne. Ce même constat a été dressé bien avant aux Etats-Unis. A la veille de la Guerre de Sécession (1861-1866), la volonté de la bourgeoisie du Nord de casser les structures de la plantation sudiste au nom d’une simple logique économique (« des terres libres, de la main d’œuvre libre, et un marché libre ») relève d’une démarche analogue, aux antipodes de la révolution prolétarienne.
10Vilipendées par le patronat local et la United Fruit, la mise en place d’un impôt sur le revenu et la législation sociale du Printemps Guatémaltèque ne sont pas davantage frappées du sceau du marxisme. La légalisation des syndicats, le droit de grève, les premiers congés payés sont certes « révolutionnaires » au regard de la situation des salariés à l’époque de la dictature mais ils ne relèvent pas pour autant d’un radicalisme débridé. Les promoteurs du Code du Travail de 1947 sauront rappeler à ses détracteurs que de telles dispositions figurent dans le Wagner Act mis en place aux Etats-Unis sous le mandat de F. D. Roosevelt. Il faut souligner également que cette législation sociale encadre le droit de grève et offre un certain nombre de garanties au patronat. Dans un souci de favoriser le dialogue social, des « Tribunaux de Conciliation et d’Arbitrage » sont mis en place par les autorités. Ils devront notamment se pencher sur des conflits qui opposent la direction de la United Fruit aux salariés de l’entreprise. Trois grèves de grande ampleur éclatent dans les plantations avec pour leitmotiv une augmentation des salaires. Elles n’arrachent que de maigres concessions au trust bananier. A différentes reprises, les tribunaux donnent tort aux salariés, et les somment de reprendre le travail : en effet, la loi stipule que pour être légal, un mouvement de grève doit recevoir l’aval des deux tiers du personnel et faire suite à des tentatives de conciliation. Les autorités mettent fin ainsi à une occupation du port et des entrepôts du terminal de Puerto Barrios en 1948.
11Condamnée plusieurs fois pour violation du Droit du Travail, la « Frutera » saura différer ad vitam aeternam la réintégration de travailleurs licenciés abusivement. Pour cela, elle usera de procès suspensifs prévus par la loi guatémaltèque. Par ailleurs, la faiblesse numérique des organisations syndicales et l’atomisation des personnels des plantations en différentes nationalités ne permettent pas de constituer un front puissant et uni, susceptible de mettre en péril les intérêts de l’employeur4.
Des communistes proches du gouvernement
12Le Parti Communiste, qui porte le nom de Parti Guatémaltèque du Travail (P.G.T.), a été légalisé en 1951. Il apporte un soutien critique au gouvernement « nationaliste bourgeois » de Jacobo Arbenz. Certains de ses adhérents sont des proches du président qui apprécie leur professionnalisme et leur intégrité : le secrétaire particulier d’Arbenz est communiste et le Secrétaire Général du P.G.T., Manuel Fortuny, est un ami personnel des époux Arbenz. Des marxistes ont été nommés à la tête de la direction du Programme de Réforme Agraire. Ils sont les seuls communistes proches du pouvoir munis d’un mandat officiel. Leur rôle est strictement délimité par une législation très contraignante. Le PGT ne dispose que de quatre députés sur les cinquante-six sièges que compte le Parlement. Ses adhérents sont au nombre de 2 à 3000 selon l’opposition de droite, 500 d’après les autorités5.
13Les communistes ne seront jamais en position de prendre le pouvoir et ne manifesteront à aucun moment l’intention de s’en emparer. Dans la presse du Parti, les instances dirigeantes du PGT se réfèrent à un marxisme dogmatique, et considèrent qu’un pays aux structures agraires quasi-féodales doit, au préalable, passer par la phase transitoire du capitalisme. Pour des raisons pratiques, l’instauration de la dictature du prolétariat est repoussée à une date ultérieure, et indéterminée6. Notons également que le Guatemala n’entretient pas de relations diplomatiques avec l’Union Soviétique et les pays du bloc de l’Est. Au début des années cinquante, le principal foyer d’agitation est constitué par l’opposition de droite :
En juin 1954, le Guatemala n’était pas communiste, et n’était certainement pas sur le point de le devenir. La liberté de la presse était totale, et les milieux oppositionnels s’agitaient infiniment plus que les communistes. Les journaux publiaient quotidiennement des avertissements comminatoires au président Arbenz. Leur tirage atteignait 50 000 exemplaires et ils trustaient la publicité commerciale. Les journaux gouvernementaux plafonnaient difficilement à 10 000 exemplaires.7
14Dans ces conditions, l’attitude vindicative de la United Fruit ne peut s’expliquer par une simple volonté de défendre la liberté menacée par un introuvable « péril rouge ». Pour l’entreprise, le danger est ailleurs, et l’enjeu est tout autre : il s’agit de défendre ses avoirs et ses privilèges.
Une réforme agraire au service de la croissance économique et du progrès social
15La Révolution Guatémaltèque a pour souci d’améliorer le sort misérable de la paysannerie. Au delà de cette volonté de changer la condition des plus humbles, le Guatemala démocratique poursuit un autre objectif : réformer en profondeur un système d’exploitation quasi-féodal. Malgré un début d’industrialisation de l’agriculture, la productivité des « latifundios » est grevée par l’étendue des terres en friche. Seul le quart des surfaces arables est cultivé. La United Fruit ne cultive que 15 % de son vaste domaine8. Dans son article 10, la loi de Réforme Agraire définit clairement son objectif qui est de développer une agriculture intégrée à une économie de marché :
La Réforme Agraire (...) a pour objectif d’en finir avec la propriété féodale dans les campagnes et avec les relations de production qui en découlent, afin de développer des modes d’exploitation et des formes de production capitalistes dans l’agriculture, et d’ouvrir ainsi la voie à l’industrialisation du Guatemala9.
16Le développement de fermes d’Etat ou de coopératives ne fait pas partie des priorités du gouvernement. Au delà du démembrement des vastes domaines improductifs, il tente d’intégrer le producteur paysan au marché. Il l’encourage à produire davantage que les denrées nécessaires à sa subsistance. La finalité de cette politique est de mettre en place un système agro-exportateur moderne. Symptomatique de ce projet est le recours à l’assistance technique d’économistes et d’agronomes mexicains10 à une époque ou les successeurs d’Emiliano Zapata ont une fois pour toutes « institutionalisé » la Révolution. Ces changements ont des effets positifs sur l’économie guatémaltèque : dopée par les importations agricoles, la balance des paiements affiche un solde positif jusqu’en 1954. Mais la « Ley Agraria », bien que frappée du double sceau de la rentabilité économique et de l’économie de marché, est affectée d’une tare rédhibitoire : elle porte atteinte aux intérêts vitaux de la United Fruit.
Une inacceptable remise en cause des privilèges de la « Frutera »
17Pour bien comprendre la nature de la bataille qui oppose la United Fruit et le gouvernement Arbenz, il faut rappeler quelle est la position de la firme en 1944, à la chute de la dictature. L’immense domaine qu’elle a constitué tout au long du règne des présidents Cabrera (1898-1920) et Ubico (1931-1944), ses liens privilégiés avec le pouvoir, sa capacité à intervenir dans les affaires du pays sont remis en question le jour où accède aux affaires un gouvernement démocratique. Véritable « Etat dans l’Etat », la « Frutera » va devoir affronter des contraintes auxquelles elle n’était pas habituée : payer l’impôt, rendre des comptes devant les élus du peuple, respecter des lois sociales, accepter les règles de la concurrence et surtout voir son immense patrimoine écorné au nom de l’intérêt général.
18Le principal point de discorde qui oppose la United Fruit aux autorités concerne les conditions dans lesquelles une partie de ses terres lui est retirée. La somme retenue par le gouvernement à titre d’indemnisation est de 1 185 000 dollars. La firme crie au hold-up et exige 15 854 000 dollars. Le gouvernement oppose une fin de non-recevoir : le montant incriminé correspond à la valeur des parcelles saisies, telle qu’elle apparaît dans la déclaration d’impôt de l’entreprise, en date de mai 1952.
19Au delà des saisies de terres, le gouvernement guatémaltèque doit affronter la United Fruit sur un autre terrain : celui du quasi-monopole que l’entreprise exerce sur des secteurs stratégiques tels que les transports. Il décide de la mise en construction du port de Santo Tomás de Castilla, qui concurrencera le terminal de Puerto Barrios, propriété de la United Fruit. Il met également en chantier la Route de l’Atlantique, qui reliera la côte à Guatemala Ciudad. Jusqu’alors, le seul lien direct entre ces deux points était la voie ferrée propriété de l’International Railways of Central America, filiale de la « Frutera ». Pour faire bonne mesure, l’Etat se lance dans la production d’énergie. Il construit le premier barrage hydro-électrique du pays et rompt ainsi le monopole de la Empresa Eléctrica, filiale de la Electric Bond and Share. Cette entreprise nord-américaine produit exclusivement une énergie d’origine thermique. Elle génère de fortes importations d’hydrocarbures et une hémorragie de devises.
20S’il n’affecte en rien les libertés publiques, ce train de mesures a le tort de s’attaquer aux intérêts privés d’un énorme empire industriel et financier. Dépouillée de dizaines de milliers d’hectares, contestée dans son « leadership » économique, la firme se tourne vers son pays d’origine pour obtenir réparation. Elle en appelle à l’opinion publique et au gouvernement des Etats-Unis. Elle saura pour cela faire jouer la corde sensible : agiter le spectre de la subversion venue de l’étranger, et convaincre que la politique du gouvernement guatémaltèque témoigne de l’avènement d’un régime marxiste dans « l’arrière cour » des Etats-Unis.
Propagande de guerre au service de l’ordre bananier et de l’Empire
21Samuel Zemurray, ancien président de la United Fruit et président du comité exécutif de l’entreprise lance l’offensive médiatique contre le gouvernement Arbenz. C’est lui qui, de bout en bout, supervisera ces actions de propagande et de déstabilisation. A une époque où l’opinion nord-américaine fixe toute son attention sur l’engagement des Etats-Unis en Corée (1950-1953), il n’est pas facile d’intéresser l’Américain moyen au sort de l’Amérique centrale. Pour changer la donne, Zemurray fait appel des entreprises de relations publiques. Elles se chargent de véhiculer dans les médias l’image d’une révolution communiste en marche au Guatemala.
22Au centre de ce dispositif de désinformation se trouvent deux redoutables spécialistes des relations publiques : Edward Bernays et Thomas Corcoran.
Edward Bernays, maître en « Public Relations »
23Edward L. Bernays est considéré aux Etats-Unis comme l’un des pères fondateurs des techniques modernes de relations publiques. Féru de psychanalyse, fasciné par le pouvoir de l’inconscient, ce neveu de Sigmund Freud se définit volontiers comme « propagandiste ». Il est persuadé qu’un petit nombre d’individus peut diriger la société au moyen de techniques de communication appropriées :
La manipulation consciente des habitudes et de l’opinion des masses est un important élément dans une société démocratique (...) Ceux qui manipulent les mécanismes invisibles de la société constituent un gouvernement occulte qui est le véritable centre de pouvoir de notre pays... 11
24Barnays fait état de ses convictions de démocrate et se déclare choqué dans ses mémoires que Joseph Goebbels, Ministre de la Propagande d’Adolf Hitler, ait pu utiliser ses travaux. Il mettra sa réflexion au service de différents groupes industriels : il signe un contrat avec American Tobacco afin de convaincre un public féminin que fumer des « Lucky Strike » constitue une conduite sociale acceptable. Au service d’industries de la bière, il saura véhiculer l’image d’une boisson peu alcoolisée, associée à l’idée même de modération. Mais Bernays est surtout connu pour la campagne de dénigrement du « Guatemala communiste » qu’il conduit avec succès pour le compte de la United Fruit Company. Pour une rémunération de 100 000 dollars de l’époque, il organise une gigantesque campagne de presse. Les rédactions sont inondées de communiqués aussi alarmistes que mensongers qui trouvent des oreilles complaisantes auprès de patrons de journaux dévoués à la cause de la United Fruit : le New York Times, le New York Herald Tribune, l’Atlantic Monthly, Time, le Christian Science Monitor, Newsweek publient des articles qui mettent en valeur le rôle économique et social de la United Fruit, ainsi que la montée du communisme au Guatemala. Barnays parvient même à associer à cette campagne des journaux libéraux tels que The Nation. Les journalistes trop complaisants à l’égard du gouvernement Arbenz sont mis au pas. Sidney Gruson, correspondant du New York Times à Mexico, mène une enquête journalistique sur les préparatifs militaires de l’opposition guatémaltèque en exil. La Central Intelligence Agency (C.I.A.) intervient auprès du rédacteur en chef du Times pour que l’enquête cesse immédiatement12. Barnays fait diffuser par l’American Legion 300 000 copies d’un pamphlet intitulé « Le Communisme au Guatemala en 22 faits ». Des activités de lobbying sont conduites en direction des membres du Congrès. A l’intention des journalistes, on organise des voyages guidés en Amérique centrale. Après le déclenchement du coup d’Etat, Barneys sera la principale source d’information auprès de l’Associated Press, la United Press et la International News Service.
Thomas G. Corcoran : juriste, lobbyiste, trafiquant de drogue et espion
25La United Fruit prend contact avec la C.I.A. par l’intermédiaire de Thomas G. Corcoran. Engagé comme lobbyiste par l’entreprise, il est de notoriété publique que ce juriste est également membre des services secrets. Propriétaire de la compagnie aérienne Civil Air Transport, Corcoran a convoyé de l’opium pour le compte du Kuomintang chinois, afin de financer la lutte des « Nationalistes » contre Mao Zédong. Il plaidera la cause de la United Fruit auprès de la direction de la C.I.A.
26Ces actions de guerre psychologique seront d’autant plus efficaces qu’elles s’adressent à une société conditionnée par la Guerre Froide. Même si la presse nord-américaine ne prend pas toujours pour argent comptant la propagande de guerre diffusée par Barnays, elle est corsetée par l’atmosphère de « chasse aux sorcières » qui règne dans le pays et qui rend impossible le libre exercice d’un véritable journalisme d’investigation. Au delà de l’efficience de ce travail de lobbying et de désinformation, la United Fruit sera aidée dans sa démarche par d’autres éléments favorables à sa cause : un contexte international explosif, et, aux Etats-Unis même, les puissants relais dont elle dispose au sein de l’appareil d’Etat.
Les États-Unis et le Guatemala dans la tourmente de la Guerre Froide
27L’avènement d’un régime démocratique au Guatemala intervient au pire moment : celui d’une forte tension entre l’Est et l’Ouest. Exsangue du point de vue économique, l’Union Soviétique est pourtant sortie renforcée politiquement de la Deuxième Guerre Mondiale. Sa zone d’influence s’étend jusqu’en Allemagne. Dans les pays qu’elle a libérés de la botte nazie, l’U.R.S.S. favorise l’installation de régimes « amis » qui forment un glacis protecteur et lui apportent une aide économique. En juillet 1949, Moscou teste sa première bombe à hydrogène. En octobre de la même année, les communistes s’emparent du pouvoir en Chine. En juin 1950, la Corée du Nord communiste envahit la Corée du Sud, alliée de Washington. Face à l’extension de la zone d’influence soviétique, les Etats-Unis s’érigent en champions de la Liberté. Leur suprématie économique et militaire, le déclin des anciennes puissances coloniales leur confèrent un statut nouveau : celui de défenseur et de leader du « Monde Libre ». Face à l’obscurantisme collectiviste, ils veulent étendre et protéger le modèle de société qu’ils incarnent. La planète est, de façon durable, divisée en deux blocs qui vont s’affronter politiquement et militairement. La Guerre Froide est commencée.
28Au début des années cinquante, les Etats-Unis sont en proie à une vague d’anticommunisme sans précédent. Le rejet du marxisme et « la peur du Rouge » sont des réflexes anciens dans le pays. Ils vont être renforcés par les difficultés du moment. L’accession de l’U.R.S.S. au statut de puissance nucléaire et la crise dans le Sud-Est asiatique sèment la confusion dans l’opinion publique. C’est à ce moment-là que Joseph Mc Carthy, sénateur du Wisconsin, lance une série d’accusations : les revers de l’Amérique sont imputables à une armée de traîtres à la solde de Moscou. La haute administration, l’armée, la justice, les arts, les lettres, et même la C.I.A seraient gangrenés par le communisme. C’est l’époque où les époux Rosenberg sont traduits en justice pour intelligence avec l’ennemi, et passés à la chaise électrique en 1953. Le réalisateur Elia Kazan dénonce au FBI les artistes hollywoodiens membres du Parti. Les noms de Humphrey Bogart, James Cagney, Gregory Peck, Lee J. Cobb et du scénariste Dalton Trumbo sont inscrits sur une « liste noire » et privés de contrats. Charlie Chaplin choisit l’exil. Beaucoup de bruit pour pas grand chose : de mars 1947 à décembre 1952, six millions six-cent mille Américains sont interrogés par la Commission sur les Activités Antiaméricaines. Cinq-cents personnes seront démises de leur fonctions pour « loyauté incertaine », aucun cas d’espionnage n’est identifié13.
29L’Amérique latine n’échappe pas à la tourmente. Pour Washington, l’affrontement entre l’Est et Ouest est l’occasion de réactiver une fois encore la Doctrine de Monroe. Le Département d’Etat professe une sorte de « tolérance zéro » à l’égard de tout sentiment anticapitaliste, si nuancé soit-il. Une atteinte au sacro-saint dogme de la propriété privée est le signe avant-coureur d’une dérive marxiste et doit être combattue toujours et partout, par tous les moyens. Cette logique de Guerre Froide ignore la nuance entre le communisme et une simple volonté de modifier les termes de l’association entre un Etat souverain et une firme transnationale qui bafoue son autorité. En 1947, l’Organisation des Etats Américains ratifie le Traité de Rio : les Etats signataires s’engagent à s’opposer à toute ingérence soviétique dans la région. L’avènement de régimes marxistes au sud du Rio Grande ne sera pas toléré.
30Etiqueté comme ennemi de l’Amérique et du Monde Libre, le gouvernement guatémaltèque n’a plus désormais qu’un seul droit : celui de disparaître. La détermination des Etats-Unis à combattre le « Péril Rouge » dans la région est renforcée par une motivation supplémentaire : les hommes politiques qui ont en charge les affaires interaméricaines sont de surcroît des proches et des actionnaires de la United Fruit Cie. La lutte contre le gouvernement guatémaltèque sera placée sous le signe de la défense de la Liberté et de celle de leur patrimoine.
Les hommes de la United Fruit dans la préparation du coup de force
31La décision de renverser Arbenz est prise au plus haut niveau de l’Etat. L’hypothèse d’un coup de force est envisagée dès 1952 par le Président Truman. Le projet est abandonné temporairement sous l’influence du Secrétaire d’Etat Dean Acheson. C’est Dwight Eisenhower qui le réactive et donne le feu vert à l’opération « PB Success » très peu de temps après son entrée en fonction en janvier 1953. L’homme n’est pas un débutant en la matière. On lui doit le renversement du Dr Mossadegh en Iran. « Communiste » aux yeux du Département d’Etat, le président iranien a eu le tort de nationaliser la firme pétrolière Anglo-Iranian Oil Company. Partisan d’une politique d’indépendance nationale, Mossadegh n’était pas marxiste. Il avait toujours refusé d’accorder une existence légale au Toudeh, le Parti Communiste Iranien.
32Eiseinhower est entouré de proches de la United Fruit. Sa secrétaire particulière, Anne Whitman, n’est autre que l’épouse de Edmund Whitman, le chargé des relations publiques de la firme. La C.I.A. est chargée par le Président de superviser l’ensemble de l’opération PB Success. Elle a pour chef Allan Dulles, un avocat d’affaires qui a été en charge de dossiers confiés par le trust bananier. Son frère John Foster Dulles, Secrétaire d’Etat, lui apportera son concours dans l’élaboration du plan d’invasion du Guatemala. Il est également avocat. Son cabinet juridique, la Schroder Banking Corporation, a travaillé à deux reprises pour la United Fruit : en 1936, il rédige le contrat en vertu duquel Jorge Ubico cède à la firme la gestion des chemins de fer guatémaltèques ; il entérine également la cession de milliers d’hectares de terres bananières à l’entreprise. Henry Cabot Lodge est sénateur du Massachussets et ambassadeur des Etats-Unis auprès des Nations Unies. Lobbiste appointé par la United Fruit, il se distingue dès 1949 en prononçant devant le Sénat une virulente condamnation du « syndicalisme marxiste au Guatemala ». Il recevra pour mission d’isoler Arbenz au sein des instances internationales. Lorsque les bruits de bottes des préparatifs de « PB Success » alarment les chancelleries anglaise et française, M. Lodge informe aimablement ses alliés européens que leur intérêt est d’adopter un profil bas. Ce n’est qu’à cette condition que les Etats-Unis observeront une bienveillante neutralité dans les épineuses affaires de Chypre et de Suez.
33John Moors Cabot, Secrétaire d’Etat aux Affaires Inter-Américaines, plaidera la thèse de la subversion marxiste auprès de l’Organisation des Etats Américains. Il est le frère de Thomas Cabot, ancien président de la firme. Walter Bedell Smith, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires Interaméricaines, sera utilisé comme agent de liaison par les participants au putsch. Il deviendra membre du directoire de la United, au même titre que M. Robert Hill, ambassadeur des Etats-Unis au Costa Rica, qui prendra également part à la préparation du coup d’Etat.
34Nous ne saurions clore cette liste sans y faire figurer M. John Peurifoy, ambassadeur des Etats-Unis au Guatemala. Aux dires de l’écrivain Eduardo Galeano, M. Peurifoy ne connaît que deux mots d’espagnol : « muchos (sic) gracias ». Il est en revanche un spécialiste reconnu des « dirty tricks », des « coups tordus », qui a donné la pleine mesure de son talent à Athènes. Avant d’être affecté en Amérique latine, l’homme était en poste dans la capitale grecque pendant la guerre civile qui opposa la guérilla communiste à une dictature de droite (1947-1949). Les Etats-Unis participèrent au conflit en fournissant 74000 tonnes d’armes et des conseillers militaires au gouvernement grec. La nomination de Peurifoy à Guatemala Ciudad en décembre 1953, en plein préparatifs de « PB Success », n’est sans doute pas l’effet du hasard.
35A la lecture de cette litanie de noms, le rôle éminent de la United Fruit dans le renversement d’Arbenz prend des allures de putsch pour convenance personnelle. Pour autant, il ne faudrait pas surestimer le rôle de l’entreprise dans cet évènement. Manuel Fortuny, Secrétaire Général du Parti Guatémaltèque du Travail, déclarera après le renversement d’Arbenz que « l’ intervention aurait eu lieu même si le Guatemala n’avait pas fait pousser de bananes ». Les intérêts particuliers des dirigeants de l’époque coïncident opportunément avec la vision du monde du Département d’Etat. Le vieil adage selon lequel « ce qui est bon pour la General Motors est bon pour les Etats-Unis » est devenu, dans le cas guatémaltèque : « ce qui est mauvais pour la United Fruit est mauvais pour les Etats-Unis ». Cette conviction est renforcée par une crainte de contagion révolutionnaire à d’autres Etats proches du Canal de Panama. En 1953, un important conflit du travail éclate dans les plantations honduriennes de la United Fruit. La grève paralyse la production pendant des mois. Tandis que John Moors Cabot voit poindre « les tentacules du Kremlin », l’ambassadeur Peurifoy menace : « Nous ne permettrons pas qu’une république soviétique s’établisse entre le Texas et le Canal de Panama ».
36Le président Eisenhower déclare que « Le Guatemala vit une situation de dictature communiste »14. Rien dès lors ne peut arrêter le Département d’Etat dans sa volonté d’en finir avec le gouvernement du Guatemala démocratique.
L’aube de la terreur au Guatemala
37Les conditions de la préparation du coup d’Etat et de son déroulement sont connues de longue date. La légende d’une confrontation entre factions guatémaltèques ne résistera pas à la publication d’enquêtes bien documentées. Elles sont à mettre au crédit de chercheurs et journalistes nord-américains15. En 1997, la déclassification partielle de documents d’archives de la C.I.A. confirme le rôle prédominant de la United Fruit et des services secrets16.
38Au début de l’année 1953, l’opération « PB Success » est lancée. Son quartier général est installé à Opa Locka, dans la banlieue de Miami. Le Département d’Etat attribue un budget de 2.7 millions de dollars à l’opération. La United Fruit apporte une contribution de 64 000 dollars. La C.I.A. prend contact avec l’opposition guatémaltèque en exil. Le président nicaraguayen Anastasio Somoza loue à la C.I.A. une zone aéroportuaire et un centre d’entraînement. Trente avions de combat U.S destinés à l’opération sont mis en attente. La zone du Canal de Panama est transformée en dépôt d’armes et de munitions qui sont progressivement distribuées à des transfuges de l’armée guatémaltèque en exil. La United Fruit prend une part active à ces livraisons en utilisant ses unités de transport maritime17. Un corps expéditionnaire est constitué. Il sera commandé par le colonel Carlos Castillo Armas. Cet officier, incarcéré au Guatemala en 1949 après un coup d’Etat avorté, s’est évadé et a trouvé refuge au Honduras. Il reçoit une formation militaire à Fort Leavenworth (Kansas).
39Des émetteurs radio sont disséminés à l’intérieur du territoire guatémaltèque à des fins de propagande. L’un d’entre eux trouve sa place au sein même de l’ambassade des Etats-Unis. En mars 1954, le secrétaire d’Etat John Foster Dulles obtient de l’Organisation des Etats Américains réunis à Caracas le vote d’une résolution qui appelle à une « solidarité de l’hémisphère et à une action de défense mutuelle contre l’agression communiste ».
40La C.I.A. associe le haut clergé guatémaltèque à la mise en condition psychologique de la population. Elle charge le cardinal new-yorkais Francis Spellman de prendre les contacts nécessaires auprès de Mgr Mariano Rossell Arellano, archevêque de Guatemala Ciudad. Le 9 avril 1954, une lettre pastorale est lue dans les églises du pays. Elle appelle à un soulèvement populaire contre « les ennemis de Dieu et de la Patrie ». Des avions de combat maquillés par la C.I.A. en chasseurs soviétiques survolent le pays.
41La campagne de dénigrement contre le gouvernement guatémaltèque connaît son apogée au mois de mai, lorsqu’un chargement d’armes tchèques est découvert à bord de l’Alfhem, un cargo suédois à destination de Puerto Barrios. Dans la journée du 17 juin 1954, une petite troupe de 180 mercenaires franchit la frontière hondurienne. Castillo Armas est à leur tête. Une série de bombardements aériens et des dispersions de tracts sèment la terreur. Ils ouvrent la voie aux forces d’invasion. Les avions ont décollé du Nicaragua et du Honduras. Presque tous sont pilotés par des Nord-Américains. Les envahisseurs ne rencontrent que la résistance minimale de l’armée régulière. La radio clandestine « Liberator » diffuse de fausses nouvelles : plusieurs milliers d’hommes marcheraient sur la capitale. Les militaires refusent d’exécuter l’ordre de distribuer des armes aux milices ouvrières et paysannes formées à la hâte.
42Le 27 juin, Arbenz, amer et découragé, capitule et se réfugie à l’ambassade du Mexique, alors que les troupes rebelles sont encore à 200 kilomètres de la capitale. Les Etats-Unis installent Castillo Armas au pouvoir. La plupart des terres saisies sont rétrocédées à la United Fruit, les taxes et impôts sur les sociétés étrangères sont supprimés, les partis d’opposition et les syndicats mis hors-la-loi, le vote à bulletin secret est aboli. 8000 syndicalistes paysans seront assassinés au cours des deux premiers mois qui suivent le putsch18.
43Aux Etats-Unis, l’hebdomadaire Newsweek clame que « le Guatemala a été arraché aux griffes du communisme et rendu au Monde Libre »19.
44Le retour aux affaires d’un gouvernement favorable aux intérêts de la United Fruit et des Etats-Unis ne s’accompagne pas pour autant d’un retour au calme. Le Coup d’Etat de juin 1954 n’est que le point de départ de plus de quarante années de guerre civile, et d’un massacre sans précédent dans l’histoire du pays. Tout au long de cette période, les Etats-Unis financent et encadrent l’armée guatémaltèque dans sa lutte contre des guérillas marxistes. En 1966, sous la présidence de Lyndon B. Johnson, les Etats-Unis envoient des centaines de « Bérets Verts » afin d’entraîner, réorganiser et encadrer l’armée guatémaltèque. De l’aveu même du haut commandement nord-américain, ces forces spéciales mettent en place une véritable « école de la terreur ». Elles participent à la création de groupes paramilitaires, les tristement célèbres « escadrons de la mort ». Tortures, assassinats, disparitions se multiplient avec la participation active des conseillers nord-américains20. On ne saura jamais combien de civils ont perdu la vie au cours de ces années de guerre. Lorsque les armes se taisent en 1996, 150 000 à 200 000 des dix millions de Guatémaltèques sont morts21. La plupart d’entre eux sont des indigènes mayas. Sous le seul gouvernement d’Ephraïm Rios-Montt (1982-1983) 400 villages indiens sont rayés de la carte. Un million de Guatémaltèques ont été déplacés à l’intérieur du pays. 45 000 ont dû chercher refuge au Mexique. Un rapport de l’ONU fait état d’un véritable « génocide » pour qualifier l’étendue de la répression, la pire que ce peuple ait connue dans toute son histoire22.
45Le coup d’Etat de juin 1954 sera, à bien des égards, lourd de conséquences pour l’avenir du continent américain. Banc d’essai de l’appareil répressif mis en place par les Etats-Unis pour contrer l’influence soviétique dans la région et préserver leurs intérêts vitaux, le renversement d’Arbenz va également conditionner la stratégie des gauches latino-américaines pour les années à venir. La stratégie d’alliance avec les « bourgeoisies nationales » prônée par les partis communistes du sous-continent, et la validité d’un processus démocratique de type parlementaire pour accéder au pouvoir se trouvent remises en cause. L’annonce du putch déclenche de gigantesques manifestations dans toute l’Amérique latine et suscite un très fort ressentiment anti-yankee. Sont témoins du coup de force les centaines de réfugiés politiques latino-américains auxquels Jacobo Arbenz avait donné refuge23. Eux aussi sauront méditer les leçons de cet échec.
46A la veille du coup d’Etat, un jeune médecin argentin erre dans Guatemala Ciudad. Il côtoie ces miliciens sans armes qui assistent impuissants à la mise à mort du « Printemps Guatémaltèque ». Il quitte le pays avec la ferme conviction que la Révolution par les urnes est une entreprise suicidaire, et que seule la lutte armée peut venir à bout d’une alliance entre les Etats-Unis et les monopoles étrangers24. Sa fuite au Mexique n’est qu’un intermède. Ernesto Guevara, qu’on n’appelle pas encore « El Che », retrouvera bientôt les Etats-Unis et la « Frutera » sur son chemin.
Étienne Dasso
Université de Toulouse-Le Mirail ( 2008 )