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Knock on Wood

Hélé Béji: «Le voile est le symptôme, et non la cause, de l’affaiblissement de la République»

18 Octobre 2019 , Rédigé par Ipsus Publié dans #Dans L'AIR DU TEMPS

Tous, nous « souhaitons » comme le ministre Jean-Michel Blanquer, que les femmes ne se revoilent pas, nous le souhaitons du plus profond de notre liberté. Et celles qui le souhaitent le plus, c’est celles qui ont vécu le moment historique du dévoilement, ce moment d’intrépidité des femmes raditionnelles à sortir dans la lumière, à la fois fidèles à leur croyance mais libres. Elles n’avaient plus besoin de faire valoir leur religion par des signes vestimentaires frappants. Elles avaient compris que ce n’était pas elles qui étaient cachées au monde sous le voile, mais le monde qui leur était caché derrière leur voile. Leur foi était devenue la force invisible de leur libre arbitre, car elles ne se sentaient plus menacées par le monde moderne. Seule la liberté intérieure peut affronter toutes les autres libertés. La foi qui a besoin d’un accoutrement extérieur s’affaiblit dans le tumulte du spectacle qu’elle provoque et cache une servitude intime. Elle croit se prémunir d’un monde dangereux, comme si le voile n’était pas la barrière illusoire d’un morceau d’étoffe qui ne protège de rien. Oui, j’aurais souhaité que ce revoilement n’eût jamais lieu et que l’histoire marchât dans un seul sens, celui de l’émancipation des années soixante que j’ai connue, l’étape dernière de la « décolonisation » des femmes. Les droits de l’homme avaient vaincu les interdits de la religion. Ils étaient devenus les droits de la femme. Et surtout, les sacrifices et les luttes que le peuple féminin y a consentis étaient ce qu’on devait garder à l’esprit pour ne jamais retomber dans les filets de la dépendance. Ils illustraient le prix d’une indépendance sacrée, intouchable.

Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. La libération de la femme était un geste d’émancipation du corps, sa liberté est un acte d’émancipation de l’esprit. C’est cette liberté-là qui aujourd’hui est touchée, qui n’atteint pas à sa plénitude. L’intelligence féminine reste en deçà de sa véritable étendue. La femme n’a pas encore pris toute la mesure de son être pensant. Ainsi, elle n’a pas su penser, ni prévoir que l’idée de progrès allait s’épuiser, que la modernité ne serait pas synonyme de bonheur, mais de malheur social, d’inégalité, de violence, de solitude, de misère morale et matérielle, que le féminisme en partie échouerait. La liberté moderne est devenue une forme de déchéance de la dignité. Que la modernité soit vécue comme une nouvelle oppression, qu’elle n’ait plus sa valeur protectrice, sa vertu créatrice, qu’elle plonge l’homme et la femme dans l’égarement d’un monde sans demeure, cela moi-même je ne l’aurais jamais imaginé. Ma culture, fondée sur les humanités, ne m’y a pas préparé. Personne ne pouvait concevoir que la confiance en l’avenir allait disparaître, que la peur de l’avenir nous projetterait dans la grotte du passé.

Et pourtant, le devenir se décline aujourd’hui sous la forme d’un revenir. Le revoilement des femmes traduit le mal-être de la condition humaine, hommes et femmes pris ensemble dans les mailles d’une société de plus en plus inhumaine, que la République ne réussit plus comme jadis à humaniser. Car le voile dit quelque chose sur l’homme en général, et pas seulement sur le musulman. Autant pour les voilées que pour les militantes du mouvement #MeToo, le voile rend visible le rempart puritain qui s’est désormais instauré entre l’homme et la femme, autrefois si joyeusement complices en liberté et en amitié. Le sexe masculin menace l’humanité, disent celles qui se croient ennemies. Mais les tristesses ascétiques du voile font pendant aux nouvelles sentences grondeuses des féministes. Aussi sont-elles plus proches l’une de l’autre qu’elles ne le croient.

En fait, nous voyons émerger des formes d’obscurantisme modernes contre lesquelles la laïcité ne nous protège plus, car elle ne peut se prévaloir comme jadis d’un progrès vertueux où l’avenir serait meilleur que le passé. La modernité enfante des dérèglements inhérents à l’autonomie, qui pousse si loin ses limites que chacun se choisit de nouvelles chaînes de dépendance. On a tellement voulu abolir les attachements qu’on les a ravivés. La permissivité absolue génère les tabous absolus, la liberté absolue l’esclavage absolu, la déliaison absolue la frénésie de liens absolus, etc. Comment légiférer contre le voile sans pénaliser du même coup toutes les exhibitions de soi, les extravagances horrifiques du moi, les déchéances de notre corps dans la société, les représentations dégradantes de la femme, les superstitions abusant la crédulité humaine (la voyance par exemple).

La République doit penser le voile comme un symptôme de son propre affaiblissement, la perte de sa culture humaniste, l’extinction de son inspiration morale et philosophique. Si on se contente d’interpréter le voile comme la cause de tout le mal, c’est que l’idéal républicain n’agit plus. Les raisons profondes de son atonie ne sont pas à chercher dans l’obscurantisme religieux, mais dans la valeur républicaine devenue obscure à soi, inintelligible, privée de sa lumière pédagogique. La République ne doit pas devenir une pratique attentatoire à la dignité humaine, ni se voiler la face devant le paysage dévoyé des libertés en général. Elle n’est pas une arme de conquête, mais un outil de pédagogie. C’est à elle de trouver un nouvel humanisme qui vienne à bout des superstitions d’une religion étrangère.

Un des principes fondateurs de la laïcité fut de séparer la sphère privée de la sphère publique, afin de mettre notre liberté de conscience (irréligieuse ou religieuse) à l’abri de la puissance étatique. La paix civile fut à ce prix. Mais désormais, cette frontière du public et du privé s’effondre sous le poids des revendications sexuelles, culturelles, religieuses, ethniques qui s’approprient l’espace commun et nous imposent la tyrannie de leurs voyantes gesticulations. Le fétichisme religieux musulman est un des avatars de la liberté qui donnent des pouvoirs exorbitants à nos existentialismes culturels, sous le principe inviolable et sacré de la liberté d’expression.

Le voile ne fait que suivre les nouvelles mœurs où triomphent les prédilections érotiques ou mystiques de chacun exacerbées par les médias. Il se prévaut non d’une tradition sacrée, mais d’une modernité sacrée, celle des droits particuliers dont l’engouement est d’exposer nos rites intimes au voyeurisme de tous. Les réveils archaïques sont des agents consubstantiels à la modernité. Ils sortent de sa fabrique obscure, qui a transformé nos désirs privés en idolâtries, nos libertés en potentats arrogants, et nos déraisons personnelles en raison publique. C’est la tâche de la pensée laïque d’élucider ces nouvelles libertés dépravées, comme dirait Rousseau, mais sans les persécuter.

* Helé Béji vient de publier « Dommage, Tunisie - La dépression démocratique » (Gallimard, coll. « Tracts », 48 p., 3,90 €).

Elle est l’auteur, notamment, de « Islam Pride -Derrière le voile » (Gallimard, 2011).

Hélé Béji est une intellectuelle tunisienne, fondatrice du Collège international de Tunis, ancienne fonctionnaire internationale à l'Unesco.

Depuis la publication de son premier ouvrage en 1982 intitulé Le Désenchantement national, essai sur la décolonisation, Hélé Béji alimente la réflexion à propos des dérives autoritaires dans les sociétés post-coloniales et, plus tard, propose une réflexion sur la place du voile au sein de nos sociétés occidentales.

Hélé Béji: «Le voile est le symptôme, et non la cause, de l’affaiblissement de la République»
Hélé Béji: «Le voile est le symptôme, et non la cause, de l’affaiblissement de la République»

La marque Décathlon vient de renoncer à commercialiser le hijab de sport en France, après l’indignation de la classe politique. Cette polémique est-elle exagérée ?

Je comprends que le débat fasse rage dans un pays qui a versé du sang pour les libertés. J’ai grandi dans un climat de féminisme bourguibien militant, au sein d’une famille musulmane laïque engagée contre le colonialisme pour l’idéal républicain. Mon grand-père, diplômé de la Zitouna, dévoile sa fille dès les années 1930, l’habille en pantalon et lui coupe les cheveux à la Coco Chanel. A l’Indépendance, ces pratiques émancipées se généralisent et débarrassent les traditions de leurs servitudes sexistes. Mais le voile que Bourguiba arrache à la contrainte sociale n’est plus le même que celui porté de plein gré aujourd’hui. On observe le même retournement en France. Le  « revoilement » des femmes n’est pas imposé par les hommes, il est vécu comme une liberté individuelle. Il fait partie de ces conduites dictées par le besoin d’affirmation de soi, avec des dérives qui consistent à rendre publics ses choix privés. Le véritable problème, c’est que les femmes voilées croient ainsi revenir à un islam authentique. Cette « pureté » est un mythe. Le paradoxe du XXIe siècle est que l’islam est de plus en plus visible, mais de moins en moins intelligible. Il faut faire une distinction entre critiquer le voile et juger celles qui le portent.

Peut-on y voir un signe de soumission volontaire ?

Si on analyse le voile comme un simple archaïsme, on ne le comprend pas. C’est un symptôme postmoderne. Le voile traduit une conduite postmoderne, celle du choix personnel. C’est ce qui fait sa popularité. La démocratie autorise toutes les gestuelles culturelles, même les plus régressives. On peut revendiquer : « Au nom de la liberté, je ne veux pas de la liberté. » Ces femmes pensent agir librement, même si pour d’autres – dont je fais partie – c’est une fausse liberté. Elles peuvent rétorquer que le monokini est une forme d’asservissement sexuel de la femme ; cet argument puritain rappelle les discours féministes contre la femme-objet. Le voile est un des divers signes de ralliement planétaires : la bure du Dalaï Lama, la croix de Madonna, la coiffure punk, les tatouages, les badges LGBT... Le fétichisme religieux musulman n’est pas étranger à cet existentialisme moderne. Les Françaises musulmanes s’expriment à travers les codes de la culture occidentale ; c’est la pensée moderne occidentale qui a répandu l’idéologie de l’identité culturelle comme principe d’humanité. Les attirails voyants de la pudibonderie rivalisent désormais avec ceux de la pornographie. Faut-il brûler ces carmélites comme des sorcières d’antan ? La laïcité, qui a détruit l’Inquisition, deviendrait alors une machine inquisitoriale.

Vous expliquez que la force d’attraction de la religion se nourrit de la crise démocratique. L’un se situe dans le champ de la foi, l’autre de la politique...

La souffrance de la société moderne nourrit le religieux. Plus qu’une crise de la représentation démocratique, c’est l’idée de progrès qui ne fonctionne plus. Le progrès libéral n’a pas tenu toutes ses promesses : il a engendré l’inégalité sociale, la destruction des liens humains, un mal-être lié à l’excès de performance, de concurrence, de stress, la solitude, l’éclatement de la famille, etc. Le mythe musulman, qui cultive les liens humains d’une société traditionnelle et qui veut les préserver, s’enracine dans cette défaite de l’individualisme démocratique.

Prônez-vous, comme des élites françaises, un « islam des Lumières » ?

Parler d’islam des Lumières, c’est antinomique. Les Lumières au sens philosophique sont nées contre les croyances, les superstitions, la soumission aux dogmes... Voltaire appelait à « écraser l’infâme » en parlant de l’Eglise. Mais cela ne signifie pas que le monde musulman n’est pas éclairé ! Il y a dans le Coran comme dans toute religion, un noyau d’humanisme universel ; c’est un texte de légende sur la conscience humaine. C’est quand l’islam devient l’instrument d’un pouvoir qu’il oppresse. Dans les mosquées, les éducateurs n’ont rien fait non plus pour élever la jeunesse à l’amour des arts et de la culture. Si les jeunes Français apprenaient l’arabe à l’école, ils comprendraient que c’est la langue de la poésie, de l’avant-garde théâtrale, des Mille et Une Nuits, du désir, comme dit le cinéaste Nacer Khemir. L’arabe n’est pas que la langue du Coran. Sans connaissance, on n’a pas accès à cet univers intellectuel, culturel et artistique. Le fantasme remplace la vérité. Les textes sacrés sont détournés, les œuvres méconnues.

L’apprentissage de l’arabe à l’école a fait polémique en septembre. Il existe une peur identitaire profonde...

Cette peur est logique quand des crimes massifs ont été commis sur le sol français. Elle pose problème si l’Europe refuse de s’approprier l’islam. La France sous-traite la gestion du culte musulman à des pays étrangers : chaque année, elle fait venir des imams du Maghreb pour le Ramadan... et ne forme pas ses propres imams ! La laïcité du début du XXe siècle, régie par la loi de 1905, ne peut plus être la même que celle du XXIe siècle. S’il y a une population qui se radicalise religieusement, c’est que l’ancien format de la laïcité ne fonctionne plus. De la même manière, le débat tel qu’il existe sur le voile islamique est une impasse. Les détracteurs du voile ne réussiront pas à l’ôter aux femmes qui le portent, parce qu’il fait partie d’une « modernité sacrée » et d’une quête identitaire. Y toucher, c’est commettre un viol de conscience. La laïcité ne peut pas faire comme si les réveils archaïques étaient seulement des intrus provenant du passé. C’est la tâche de la pensée laïque d’élucider ces libertés dévoyées, sans les persécuter.

La Tunisie parvient-elle à accomplir cette transition ?

La révolution tunisienne n’est pas de nature religieuse. Ses valeurs puisent dans la modernité : la liberté, la nation, la constitution... Mais le peuple tunisien ne s’est pas désislamisé. Il a voté pour le mouvement islamiste Ennahda. C’est un autre chemin qu’en Europe, où la démocratie est née, comme dit Marcel Gauchet, d’une « sortie du religieux ». La démocratie fait partie d’un nouveau cycle politique. Peut-on parler d’un islam civil ? C’est le défi des années à venir. Le parti Ennahda a changé de nom lors de son dernier Congrès, il se nomme désormais parti « musulman démocrate ». Si la loi sur l’égalité homme-femme dans l’héritage est votée, alors ce sera le signe que la transition démocratique se poursuit et que la démocratie peut s’instituer dans une société profondément croyante.

22.8.2017

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Hélé Béji: «Le voile est le symptôme, et non la cause, de l’affaiblissement de la République»
page 73

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2011
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